La fête de Roch Hachana est ambiguë, elle semble même contradictoire, dans sa nature. D’un côté, on la présente comme un jour sérieux et de l’autre comme un jour joyeux. La Guémara affirme qu’on ne récite pas le Hallel à Roch Hachana. Les anges demandèrent à Hachem quelle en était la raison, ce à quoi Il répondit : « Comment serait-il possible que le Roi siège sur le trône du jugement et que les livres de la vie et de la mort soient ouverts devant lui, et que simultanément, le peuple juif chante ? »[1]

Par ailleurs, le Midrach dit : « De manière générale, quand quelqu’un est jugé, il porte des vêtements noirs, laisse sa barbe, ne se coupe pas les ongles, car il ne sait pas quel sera le verdict. Mais pour le peuple juif, c’est différent : ils sont vêtus de blanc, se taillent la barbe et se coupent les ongles, ils mangent et boivent et se réjouissent durant Roch Hachana, car ils savent que le Saint Béni soit-Il accomplira des miracles en leur faveur [et permettra à leur sentence d’être favorable]. »[2]

D’une part, cette journée est très sérieuse, au point qu’il ne sied pas d’y lire le Hallel. D’autre part, nous sommes confiants qu’Hachem nous nous jugera avec clémence. En réalité, il n’y a aucune contradiction. On peut être sérieux et réaliser la gravité du moment tout en étant confiant (mais pas complaisant) qu’Hachem nous jugera favorablement. Cette idée est souvent difficile à comprendre à cause d’une perception erronée de la joie ; dans le monde laïque, joie sous-entend rigolade, plaisir, absence de sérieux. C’est le contraire de la conception de la Torah ; d’après celle-ci, le sérieux et la joie ne se contredisent pas, ils se complètent ! Comme l’écrit Rav Immanouel Bernstein : « Notre joie provient de notre confiance en un jugement favorable. Et celui-ci est le résultat du sérieux avec lequel nous abordons ce jour. Qui plus est, sans cette prise au sérieux, la bonne humeur serait plutôt une marque de prétention et d’inconscience que de confiance en Hachem.[3] »

En réalité, cette dichotomie est la base de deux Mitsvot fondamentales de la Torah : la Ahavat Hachem et la Yirat Hachem. Rav Its’hak Berkovits souligne que ces deux Mitsvot semblent également paradoxales. Doit-on L’aimer ou Le craindre ?[4] Il explique que cette question est bâtie sur une conception incorrecte selon laquelle il est impossible d’aimer quelqu’un que l’on redoute. Quand on pense à la peur, on imagine quelque chose qui pourrait causer du mal. Mais la Yirat Hachem est très différente. Cette peur est basée sur la réalisation que nos actes entrainent des conséquences. Comme l’affirme la Guémara[5], Hachem n’est pas un Vatran qui nous fait grâce et ferme les yeux quand nous nous égarons – celui qui pense qu’Hachem est Vatran sera puni !

« Quand on s’imprègne de l’idée qu’Hachem nous aime, on se place dans une position spirituelle précaire, chancelante. L’amour d’Hachem à notre égard peut être pris comme une volonté de ne pas regarder nos fautes. "Si Hachem m’aime, pourquoi ne me laisse-t-Il pas agir comme bon me semble ? Pourquoi dois-je être sanctionné si j’enfreins Ses lois ?" En réfléchissant de la sorte, on vit comme un dépravé, parce que peu importe jusqu’où on tombe, peu importe ce que l’on transgresse, Hachem pardonnera. »

Ce fut l’erreur de Noa’h qui est appelé « Ktané Émouna ». Il savait qu’Hachem était capable d’envoyer le déluge, mais il était convaincu, au fond de lui, qu’Il pardonnerait l’humanité, par amour pour Ses créatures. Est-ce si grave, au point d’être décrit comme « petit en Émouna » ? Le problème de cette attitude, c’est qu’elle remet en cause la définition de l’amour et le dévalorise. Dans la relation d’un parent avec son enfant, la permissivité de la part du parent ne prouve pas son amour, mais sa faiblesse. Un parent qui ne sait pas dire « non » à son enfant est faible, et non attentionné ou chérissant. Un parent qui aime réellement ses enfants recherche leur intérêt, ce qui peut signifier placer des limites, voire leur faire subir les conséquences « désagréables » de leurs actes, pour leur bien.

Les experts en ’Hinoukh affirment que les parents qui n’enseignent pas à leurs enfants le concept de discipline et de limites leur font du tort et ces enfants auront beaucoup plus de mal à affronter les inévitables défis de la vie et les conséquences de leurs actes quand ils grandiront.

C’est ainsi qu’Hachem nous dirige : Il créa un système que l’on pourrait appeler « action-conséquence », où les mauvaises décisions et les mauvais comportements entrainent de mauvais corollaires. Mais c’est pour notre bien ; si la vie était un cadeau, éternellement gratuit, nous ne rencontrions jamais aucune difficulté qui nous pousserait à grandir et à nous améliorer. La Ahavat Hachem et la Yirat Hachem ne se contredisent pas – au contraire, elles s’harmonisent, se complètent. Et Rav Berkovits de conclure[6] : « C’est grâce à la Ahavat Hachem que la Yirat Hachem est possible. Quand on réalise qu’Hachem nous aime et qu’Il nous fera subir les conséquences de nos fautes, nous expérimenterons le plaisir ultime de la proximité avec Lui et nous pourrons développer la crainte à l’égard de Celui Qui pèse nos actes et vérifie s’ils correspondent à Sa volonté. »

C’est la base de la dichotomie de Roch Hachana. Nous avons peur, car nous savons que nos actions auront des conséquences, mais nous sommes joyeux, car nous savons que si nous faisons des efforts, Hachem sera bienveillant. Roch Hachana nous rappelle de ne pas considérer Hachem comme un Vatran, mais comme un Père aimant et un Roi tout-puissant.

Puissions-nous tous mériter d’être inscrits dans le Livre de la Vie.

 

[1] Roch Hachana, 32b.

[2] Dévarim Raba, 2,15 rapporté dans le Tour, Ora’h ’Haïm, Siman 581.

[3] Téchouva, p. 66

[4] Les six Mitsvot permanentes, p. 191

[5] Baba Kama, 50a.

[6] Ibid., p. 198