La Halakha foisonne de lois liées au lait et à ses dérivés. Les pratiques agro-alimentaires actuelles et les législations des pays industrialisés ont considérablement influencé les décisions halakhiques dans ce domaine, en particulier depuis le XXème siècle.

Je vous propose une rétrospective des lois et des pratiques liées au lait et à ses dérivés depuis le don de la Torah jusqu’à nos jours.

     I.        La Torah autorise la consommation du lait en interdisant celui qui provient de bêtes interdites

Nous sommes tellement habitués à consommer du lait et toutes sortes de produits laitiers que nous avons tendance à oublier que sa consommation ne va pas de soi d’après la Torah.

En effet, il est écrit : “Tu ne dois pas consommer la vie avec la chair”[1]. Nos maîtres en déduisent l’interdiction de consommer du membre d’un animal vivant (‘Evèr Mine Ha’haï)[2].

Or, le lait étant trait à partir d’une bête vivante, il devrait être interdit d’après ce verset. De plus, la Torah interdit la consommation de sang, et le lait est justement produit à partir de sang de l’animal.

En fait, nos Sages déduisent l’autorisation de consommer du lait d’un verset explicite de la Torah : “(...) pour le faire passer de cette contrée-là dans une contrée fertile et spacieuse, dans une terre où coulent le lait et le miel (...).”[3]

Nos maîtres déduisent de ce verset que tout lait produit par les animaux devrait être Cachère.

Mais à partir d’une anomalie sémantique de la Torah, nos Sages déduisent que seul le lait des bêtes pures[4] et non Tréfot[5] est autorisé.[6]

En effet, lorsque la Torah énumère la liste de tous les oiseaux interdits, elle les nomme tous par leur nom, à l’exception de l’autruche, qui est appelée Bat Haya’na, littéralement “la fille de l’autruche”.[7] Nos Sages en déduisent une règle générale : un élément issu d’un animal interdit est interdit, tandis qu’un élément issu d’un animal permis est permis. Ainsi, les oeufs d’autruches sont interdits, comme l’autruche. De même pour tous les animaux, et, par extension, le lait d’un animal interdit est interdit.

Ainsi, seul le lait provenant de bêtes pures, telles que les vaches, les brebis, les chèvres ou les bufflonnes non Tréfot est Cachère.

   II.        Les Sages ont interdit le lait dont la traite n’a pas été surveillée par un Juif

A l’époque talmudique, il était courant que les non-Juifs produisent du lait provenant de bêtes impures, telles que des truies, des juments ou des ânesses. Ce lait était facilement reconnaissable, car de couleur moins blanche (plus ou moins jaunâtre, verdâtre) que le lait provenant d’animaux purs. De fait, le lait qui provient des bêtes impures a des propriétés différentes : il ne caille pas et on ne peut donc pas en faire un fromage.

Cependant, il arrivait fréquemment que des petites quantités de lait impur soient mélangées à une grande quantité de lait pur. Cela ne pose pas de problème en soi d’après la Torah, puisque le lait impur était généralement considéré comme nul dans l’importante quantité de lait pur. Nos maîtres ont cependant craint qu’à cause de ces pratiques, les Juifs ne trébuchent et qu’ils ne finissent par consommer un lait dans lequel la proportion de lait impur ne serait pas négligeable.

Ils ont donc érigé une haie protectrice autour de la Torah en frappant d’un interdit rabbinique tout lait qui ne serait pas trait sous la surveillance d’un Juif.

Le lait provenant d’une traite surveillée est également appelé ‘Halav Israël (lait d’un Juif), ou encore ‘Halav Chamour (lait surveillé).

Il existe plusieurs problématiques modernes liées à l’interdiction rabbinique du lait non surveillé.

1.    La controverse Pri ‘Hadach/’Hatam Sofer

D’après le Pri ‘Hadach, les Sages de l’époque talmudique n’ont interdit le lait non surveillé qu’en raison de la pratique courante de mélanger du lait de bête impure à cette époque. Mais ils ne l’ont pas érigé en tant que décret immuable.[8] Le ‘Hatam Sofer[9] s’oppose vigoureusement à cette vision et considère au contraire que les Sages ont interdit le lait non surveillé par un véritable décret rabbinique qui, selon l’expression de nos Sages, demeure, même si les causes qui l’ont entraîné disparaissent.

De nos jours, l’immense majorité des décisionnaires s’alignent sur l’opinion du ‘Hatam Sofer, selon lequel le lait non surveillé est interdit par un décret immuable.

2.    L’opinion révolutionnaire du Rav Moché Feinstein

Le Rav Moché Feinstein aussi suit l’opinion du ‘Hatam Sofer. Cependant, au XXème siècle, il rédigea un responsa, resté célèbre, dans lequel il considère que les règles d’hygiène dans les pays développés et surtout la sanction encourue par tout contrevenant qui remplacerait du lait de vache par un autre lait sont assimilables à la surveillance exigée par nos Sages de l’époque talmudique.[10] En effet, aux Etats-Unis (où vivait Rav Moché Feinstein), si un entrepreneur se permet de mettre dans un conditionnement de lait de vache, un autre lait, il risque jusqu’à la fermeture de son entreprise.

De nombreux rabbins européens considèrent que la réglementation française en la matière est comparable en tout point à la législation européenne, et que, par conséquent, le lait non surveillé est autorisé, même selon l’opinion du ‘Hatam Sofer.

Néanmoins, les communautés de stricte observance évitent généralement de se fier à l’avis permissif du Rav Moché Feinstein, car il a été controversé par d’autres éminents décisionnaires.

Généralement, les grands organismes de Cacheroute européens incluent dans leurs listes de produits autorisés des produits contenant du lait non surveillé. Mais ils sont généralement plus stricts dans les établissements sous leur surveillance ainsi que pour les produits qui bénéficient de leur tampon de Cacheroute. C’est le cas du Beth Din de Paris notamment.

En revanche, l’organisme de Cacheroute américain Orthodox Union appose son logo OU même sur les produits qui contiennent du lait non surveillé (OU D pour Orthodox Union Dairy).

3.    Le lait en poudre

Les décisionnaires contemporains sont également en discussion au sujet du lait en poudre obtenu par déshydratation du lait.

Comme il n’existait pas à l’époque talmudique, certains considèrent qu’il n’est pas concerné par le décret des Sages du Talmud.[11] Pour d’autres décisionnaires, étant donné qu’on peut également transformer du lait impur en poudre, le décret des Sages concerne aussi le lait en poudre.[12]

4.    La hausse du nombre de bêtes Tréfot dans les élevages

Une bête pourvue de lésions la rendant interdite à la consommation (Tréfa) rend également son lait interdit à la consommation. Du moins, en théorie. Car, dans la pratique, il est impossible d’être certain qu’une bête n’a pas de lésion interne tant qu’on ne l’a pas abattue pour vérifier l’état de ses poumons.

En fait, à moins de constater une lésion externe, une bête est présumée viable, donc Cachère. De même, son lait est autorisé.

Cependant, les décisionnaires contemporains mettent en garde contre un retournement possible de la présomption. En effet, pour les besoins de l’élevage intensif, les vaches subissent fréquemment des injections susceptibles de provoquer des perforations de l’estomac, qui peuvent rendre la bête Tréfa selon la Halakha. Les bêtes qui ont subi une césarienne sont également concernées par le problème de Tréfa, mais contrairement à la perforation de l’estomac, la césarienne est facilement identifiable.

Aussi, dans les traites de lait surveillé, les délégués rabbiniques s’assurent d’écarter les bêtes ayant subi des injections problématiques, d’après les comptes rendus des équipes vétérinaires.

Ce phénomène d’injections problématiques a conforté les opinions rigoureuses qui interdisent le lait non surveillé.

  III.        L’autorisation du beurre non surveillé

Lorsqu’ils ont interdit le lait trait sans la surveillance d’un Juif, nos Sages n’ont pas interdit le beurre fabriqué par des non-juifs. En effet, aucun des laits provenant de bêtes impures ne possède les propriétés chimiques lui permettant d’être transformé en beurre.

Néanmoins, de nos jours, certains beurres contiennent des émulsifiants d’origine animale, et donc non Cachères.

On n’est donc pas obligé d’acheter le beurre avec un tampon de Cacheroute (c’est une simple mesure de rigueur). En revanche, il est indispensable de ne se fier a minima aux listes de Cacheroute comme celle du Consistoire, afin d’être certain que le beurre est produit sans additif interdit.

 IV.        Le décret des Sages n’autorisant que le fromage fabriqué par un Juif

1.    Le décret rabbinique

Bien que le lait provenant de bêtes impures ne puisse pas cailler, et donc être transformé en fromage, nos Sages ont maintenu l'interdiction de consommer un fromage provenant de lait non surveillé.

En fait, ils ont même érigé un décret supplémentaire n’autorisant que le fromage confectionné par un Juif.

La raison à cette double mesure de rigueur, c’est qu’à l’époque talmudique, le fromage était habituellement confectionné dans une caillette de veau. La caillette est l’un des quatre compartiments qui constituent l’estomac des animaux ruminants (avec le feuillet, la panse et le bonnet).

En effet, la caillette sécrète une enzyme, la présure, qui permet au lait de coaguler en séparant le caillé (élément solide du lait) du petit lait (élément liquide du lait). L’étape décisive dans la confection d’un fromage, c’est donc l’incorporation de la présure dans le lait.

Le procédé consistant à enfermer le lait dans la caillette de veau pour créer un fromage ne représente pas une transgression de l’interdit de Bassar Bé’halav (mélange interdit de lait et de viande). En effet, d’après la Torah, le mélange de lait et de viande n’est interdit que lorsqu’on les a cuits ensemble. Ce sont les Sages qui ont interdit de mélanger du lait et de la viande à froid, afin d’ériger une barrière pour ne jamais en arriver à risquer de cuire du lait et de la viande ensemble. Or, ils ont estimé que le fromage pouvait être exclu de ce décret parce que la quantité de présure administrée dans un fromage est infime (de l’ordre de 0.02%). Par conséquent, même si on cuit un fromage, on ne considère pas que le lait et la présure cuits ensemble sont comparables à du lait cuit dans de la viande.

Cependant, nos maîtres de l’époque talmudique ont interdit, pour la confection d’un fromage, l’usage d’une caillette provenant d’une bête Tréfa (non viable) ou Névéla (non abattue rituellement). Car, même si la présure est présente en quantité infime, il s’agit d’un élément interdit, de surcroît nécessaire à la fabrication du fromage (Davar Hama’amid).

Nos maîtres sont allés plus loin en interdisant tout fromage, même si la coagulation du lait a été faite au moyen d’une présure végétale ou microbienne.

2.    Les fromages sans emprésurage

En revanche, certains fromages à tartiner échappent à ce décret rabbinique, car ils ne sont pas de véritables fromages emprésurés. On les obtient en mélangeant du lait à de la crème fraîche et à du beurre. On obtient ensuite un fromage à tartiner par simple procédé mécanique.

C’est la raison pour laquelle on trouve quelques fromages sur les listes de produits autorisés, quoique la problématique du lait non surveillé se pose toujours.[13]

3.    Nouvel usage industriel du petit lait

Un sujet a fait débat au cours des dernières générations concernant l’usage du petit lait, également appelé lactosérum, dans l’industrie agro-alimentaire. Les industriels se sont en effet aperçus que ce petit lait recelait de nombreuses propriétés qu’il était possible d’exploiter dans l’alimentation. Les maîtres de l’époque contemporaine sont en discussion pour déterminer si le petit lait est concerné par le décret rabbinique interdisant le fromage des non-juifs.

Il existe un grand nombre de déclinaisons d’additifs alimentaires issus du lactosérum, qui peuvent avoir des problématiques différentes au niveau de la Halakha.

Certains décisionnaires, à l’instar de Rav Moché Feinstein[14], autorisent certains types de lactosérum en fonction de la manière dont il est obtenu : à partir de présure animale ou microbienne, à chaud ou à froid. D’autres interdisent dans tous les cas.

Cependant, la plupart des organismes de Cacheroute interdisent l’usage du lactosérum dans tous les cas, car il est difficile de connaître l’origine du lactosérum utilisé.

  V.        La problématique moderne des yaourts allégés

Outre la problématique du lait non surveillé évoquée plus haut, les yaourts, en particulier les allégés, comportent souvent des additifs alimentaires interdits, en particulier de la gélatine animale (généralement d’origine porcine).

En effet, la graisse présente dans le lait lui permet de mieux coaguler. Le principe d’un yaourt allégé, c’est de réduire la concentration de matière grasse. Mais il faut alors compenser cette réduction de matière grasse pour permettre au yaourt de se maintenir. La gélatine permet justement d’épaissir les yaourts allégés.

Par conséquent, il faut au moins que les yaourts figurent sur une liste de produits autorisés. Il est bon de se montrer plus strict et de ne consommer que des yaourts avec surveillance rabbinique attestant que le lait a été surveillé depuis la traite.


[1] Deutéronome 16,23.

[2] Traité Békhorot 6b.

[3] Exode 3,8.

[4] Les bêtes terrestres sont pures lorsqu’elles ruminent et qu’elles ont le sabot fendu. Les bêtes sont impures si elles ne remplissent pas ces deux conditions.

[5] Une bête est Tréfa (singulier de Tréfot) si elle a une lésion interne ou externe la rendant non viable pendant douze mois.

[6] Choul’han ‘Aroukh Yoré Dé’a 81,1.

[7] Lévitique 11,16.

[8] Yoré Dé’a, chapitre 115, petit paragraphe 6.

[9] ‘Hatam Sofèr, volume 2, chapitre 107.

[10] Iguerot Moché, volume 1, Yoré Dé’a, chapitre 47.

[11] Rav Tsvi Pessa’h Franck, Har Tsvi Yoré Dé’a 113.

[12] Rav Moché Shternbuch, Téchouvot Véhanhagot volume 1, chapitre 441.

[13] Voir : II. Les Sages ont interdit le lait dont la traite n’a pas été surveillée par un Juif.

[14] Iguerot Moché, volume 3, Yoré Dé’a, chapitre 17.