Alors qu’il dort paisiblement une nuit de Chabbath, apparaît au Ibn ‘Ezra en rêve un ange, mandaté par le Chabbath, pour lui transmettre une lettre mystérieuse... Retour sur cet épisode fascinant, à l'occasion de la date anniversaire de la Lettre du Chabbath, le 15 Tévèt.

Nombre de tables juives vibrent chaque Chabbath aux notes du fameux “Ki Echméra Chabbath Kel Yichméréni”, “Lorsque je respecte le Chabbath, Hachem me gardera”, composé par le célèbre Rabbi Avraham Ibn ‘Ezra. Mais, connaissez- vous “La Lettre du Chabbath”, qui lui fut adressée par le Chabbath lui-même ? Voici sa merveilleuse histoire…

Pérégrinations en bassin méditerranéen

Rabbi Avraham Ibn Ezra est un sage juif médiéval aux innombrables facettes. Né en 1089 (ou 1092) à Tudèle, à la fin de l’âge d’or de la culture juive en Espagne, il quitta dès sa jeunesse Tudèle pour Tolède, où beaucoup de Juifs se spécialisent alors dans les traductions de textes arabes en langues romanes ainsi que de textes hébreux et grecs en arabe. Les Juifs contribuent aussi à la botanique, à la géographie, à la médecine, aux mathématiques, à la poésie et à la philosophie. Rabbi Avraham continue sa route jusqu’à Lucena puis Cordoue, centre spirituel, économique et culturel. C’est alors principalement un poète, mais il peine beaucoup à gagner sa subsistance. Il plaisante souvent sur son manque de chance légendaire, en disant que toutes ses entreprises commerciales échouent, à tel point que s’il se lance dans le commerce des linceuls mortuaires, les gens arrêteront de mourir…

La suite de ses pérégrinations l’emmène en Afrique du Nord, accompagné de Rabbi Yéhouda Halévi, auteur du Kouzari. Il traversera le Maroc, où il se lie d’amitié avec le poète et médecin du roi de Marrakech, Iyov Chlomo Ibn Al Mou’alem. En Tunisie, une mutuelle estime le liera à Rabbi Chmouel Ibn Jamma, président du Tribunal Rabbinique de Gabès.

Il continue sa route en Europe et parcourt l’Italie où il commence à rédiger de nombreux livres, principalement des commentaires sur la Torah.

En 1148, il arrive en France où il se présente comme Avraham le Sefaradi, l’Espagnol, et est accueilli avec de grands honneurs. À Béziers, Narbonne, Rouen, Rabbi Avraham diffuse la profondeur de la Torah venue d’Espagne, qui est chaleureusement accueillie par la population locale. Il se liera aussi avec Rabbénou Tam, petit fils de Rachi, avec qui il poursuivra des échanges épistolaires. Il est même cité dans les gloses des Tossefot (comme dans Ta’anit 20b) !

Un auteur infatigable

Il rédige un commentaire monumental sur les cinq livres de la Torah, les cinq Méguilot, une partie des Prophètes comme Icha’ya, et une partie des Hagiographes comme les Psaumes. Précis, concis, il utilise beaucoup les outils de la grammaire pour décrypter le sens simple du texte.

Ses poèmes font partie intégrante de notre liturgie et en accompagnent les instants les plus émouvants. Son “Ki Echméra Chabbath” bien sûr, mais aussi son “Agadélkha, Eloké Kol Néchama” rythment nos tables du Chabbath. Son “Lékha Kéli” nous projette directement dans la pureté sublime de Yom Kippour. Son “Ech Toukad Bekirbi”, comparant les miracles de la sortie d’Égypte aux désastres de la sortie de Jérusalem, récité le 9 Av, arrache des larmes aux cœurs les plus durs…

Il est un spécialiste reconnu en grammaire, sur laquelle il rédige de nombreux ouvrages, mais aussi en astronomie avec plusieurs ouvrages, comme le Réchit ‘Hokhma ou le Séfer Haibour, ses tables astronomiques, en arithmétique avec son “Livre du Nombre”. Il y a d’ailleurs aujourd’hui sur la Lune un cratère nommé en son honneur : le cratère Ibn 'Ezra !

La tradition veut qu’il pousse son odyssée jusqu’en terre d’Israël avant d’atteindre ce qui était alors considéré comme le bout du monde : l’Angleterre, où il réside à Londres. C’est là, le 15 Tévet 4919 (1159), un an après son arrivée, que prendra place l’épisode marquant de sa “Lettre du Chabbath”. Voici son témoignage.

Un ange du Chabbath en pleine nuit

Alors qu’il dort paisiblement une nuit de Chabbath, apparaît au Ibn ‘Ezra en rêve un ange, mandaté par le Chabbath pour lui transmettre une lettre. Dans cette missive, rédigée en vers rimés, le Chabbath décrit sa beauté et sa puissance :

“Je suis le Chabbath, couronne de la religion d’hommes de valeur.

Quatrième des dix commandements,
entre D.ieu et Ses enfants,

Je suis un signe, une alliance éternelle
de génération en génération,

Et par moi, Hachem a conclu toutes
Ses actions…”

Si la beauté des mots du Chabbath émeut profondément Rabbi Avraham Ibn ‘Ezra, les derniers mots le glacent : “Si tu m’as fidèlement gardé dans ta jeunesse, dans ta vieillesse, une erreur a été commise, car tu as fait rentrer dans ta demeure des livres où il est stipulé la transgression du Septième jour. Comment resteras-tu muet, au lieu de rédiger des missives pour diffuser la vérité à ce sujet ?”

Rabbi Avraham Ibn ‘Ezra se réveille en sursaut et identifie l’ouvrage qu’on vient de lui apporter (à ce sujet, consulter l’introduction de Rav David Rouzhin, chap. 3, sur le commentaire du Rachbam sur la Torah). Il se précipite à l’extérieur pour le lire à la lumière de la lune. Et là, il découvre une explication concluant que la nuit suit le jour et laissant suggérer par extrapolation que le Chabbath commencerait le samedi matin. Hésitant à déchirer ce texte dangereux pendant Chabbath même, il se contient jusqu’à la sortie du saint jour.

Le rêve devient réalité

Il se met alors au travail pour rédiger un traité complet qui viendra contredire cette théorie.

Dans l’introduction, il ramène toute l’histoire de son rêve, ainsi que le splendide poème que le Chabbath lui a transmis.

Par la suite, dans une réflexion en trois parties, se basant sur les références torahiques et l’astronomie, il prouve que l’année commence le soir (première partie : Béréchit Hachana, Au début de l’année) que les mois commencent le soir (Deuxième partie : Bérechit Ha’hodech, Au début du mois), et enfin que chaque jour commence la veille au soir (Troisième partie : Béréchit Hayom, Au début du jour).

Ce texte sera diffusé dans tout le monde juif pour lutter contre certaines théories qui commençaient à se répandre, comme en témoigne le grand voyageur Rabbi Binyamin de Tudèle, selon lesquelles le Chabbath ne commencerait que le samedi matin, contrairement à la tradition millénaire et immuable de faire rentrer le Chabbath le vendredi soir.

Jusqu’à aujourd’hui, la “Lettre du Chabbath” est incluse dans le SidourTéfilat Ha’hodech” imprimé à Livourne, dans lequel prient une grande partie des Juifs d’Afrique du Nord depuis des siècles. On peut la trouver aussi dans le SidourIch Matslia’h”, de rite tunisien.

Par la plume de Rabbi Avraham Ibn 'Ezra, résonne jusqu’à nous la voix du Chabbath proclamant : "Je suis une source de joie pour les vivants sur la terre, et un apaisement pour les âmes de ceux qui reposent dans les tombes… Je t’ai gardé en tout temps, car tu me préserves précieusement depuis tes jours de jeunesse."