La Guémara dans Yoma (22b) stipule que le roi Chaoul a fauté une fois et a été puni en perdant sa royauté, tandis que le roi David a fauté à deux reprises et n’a pas été sanctionné par la perte de son règne.[1] Les commentateurs se posent la question évidente : il semble injuste que Chaoul ait été puni si sévèrement pour une seule faute, alors que David a été puni moins sévèrement pour deux.

Cette question sera traitée à l’avenir dans d’autres textes, néanmoins, le Rav ‘Haïm Chmoulévitz pose une autre question forte. La seule faute à laquelle se réfère la Guémara est la suivante : lorsque le prophète Chmouel lui a ordonné d’éliminer tout le peuple d’Amalek, y compris les animaux et les biens, Chaoul n’a pas tué le roi Amalécite, Agag, et a laissé également quelques animaux en vie pour pouvoir les offrir en tant que Korbanot (offrandes).[2] Néanmoins, Rav Chmoulévitz souligne que Chaoul avait également fauté précédemment, avant une bataille avec les Philistins : Chmouel avait alors ordonné à Chaoul d’attendre sept jours l’arrivée de Chmouel, mais Chaoul n’attendit pas le prophète, pour plusieurs raisons. À cette époque, Chmouel lui avait déjà annoncé qu’en raison de cette faute, son règne ne durerait pas.[3] Par conséquent, comment la Guémara pouvait-elle affirmer que Chaoul avait fauté une seule fois, alors qu’il avait fauté deux fois ? [4]

Rav Chmoulévitz répond à cette question en suggérant que le défaut à la racine de ces deux fautes était identique, en conséquence, la Guémara voulait entendre que Chaoul avait perdu son règne en raison d’un seul défaut. En quoi ce défaut majeur a-t-il entraîné une sanction aussi sévère ? La Guémara propose une explication de la réticence de Chaoul à tuer tous les Amalécites. Elle explique que Chaoul a fait un Kal Va’homèr[5]; il a mentionné la Mitsva d’Egla Aroufa :[6] c’est une cérémonie qui a lieu suite au meurtre d’une personne entre deux villes. Elle souligne la préoccupation de la Torah par rapport à l’occurrence d’une seule mort, et son insistance sur la valeur de la vie humaine.[7] Chaoul a fait le raisonnement que si une seule vie humaine a tant de valeur, c’est d’autant plus le cas pour toute une nation.[8] La Guémara poursuit en expliquant qu’en réaction au raisonnement « compatissant » de Chaoul, une Bat Kol (une voix céleste) est sortie et a dit : « Ne sois pas excessivement vertueux. »[9] Peu de temps après, Chaoul poursuivait le roi David, sentant que David menaçait son règne. David trouva refuge auprès d’un groupe de Cohanim dans la ville de Nov. Ignorant l’hostilité de Chaoul à l’égard de David, ils nourrirent David et lui procurèrent une épée.[10] Lorsque Chaoul l’apprit, il ordonna l’exécution de toute la ville. À ce moment-là, une autre Bat Kol sortit et annonça : « Ne sois pas trop mauvais. »

Le Midrach fait une curieuse remarque en reliant ces deux incidents : « Toute personne qui a pitié dans une situation où il faut manifester de la cruauté finira par devenir cruelle dans une situation où il faut être compatissant. »[11] Le Midrach affirme clairement qu’il est inévitable pour un homme abusivement miséricordieux de devenir cruel de manière inadéquate. Pourquoi ce cours des choses était-il certain ?

Il semble que l’erreur de Chaoul fût à attribuer au fait qu’il avait placé son propre raisonnement et ses émotions avant les injonctions de la Torah.[12] Par conséquent, dans une situation où son sens naturel de la justice entrait en opposition avec l’ordre de tuer des enfants, il a choisi ses émotions plutôt que de se détacher de celles-ci pour accomplir la parole de D.ieu. Néanmoins, dans une autre situation, ses émotions lui ont communiqué un message très différent : il a perçu que David constituait une menace pour toute sa famille, et a donc perçu que toute personne aidant David représentait également une menace à sa famille et devait être éliminé. Il a à nouveau placé ses émotions et son raisonnement avant les instructions de la Torah et a ordonné de mettre à mort des innocents. Nous pouvons désormais percevoir le lien inéluctable entre la compassion déplacée de Chaoul et sa cruauté inappropriée. Quelqu’un qui suit ses émotions, entraîné par la « compassion », est sujet au gré de ses émotions et de son raisonnement, contrairement à la moralité définie par la Torah. En conséquence, il est inévitable qu’à une autre occasion, ses émotions le dirigeront dans une autre direction et l’entraîneront à agir avec une cruauté excessive.

Il semblerait que la faute précédente de Chaoul, le fait de n’avoir pas attendu la venue de Chmouel avant d’apporter un Korban, repose également sur le fait d’utiliser son propre raisonnement pour passer outre les instructions qu’il avait reçues du prophète. Il avait un certain nombre de raisons, a priori valables, pour justifier son action, mais la critique de Chmouel visait le principe qu’il aurait dû suivre les instructions d’Hachem (par le biais du prophète) sans rationaliser.

En conséquence, le Rav Chmoulévitz explique que, bien que Chaoul ait fauté à deux reprises, la faute avait une seule racine : placer son propre raisonnement en avant plutôt que de suivre sans conteste le Ratsone Hachem, la volonté divine - et c’est pourquoi la Guémara affirme que Chaoul n’a fauté qu’une fois. C’était une faute très grave qui a entraîné la perte du règne de Chaoul, bien que David ait fauté plus que lui et n’ait pourtant pas perdu son royaume.

L’échec de Chaoul dans son éradication d’Amalek a pris fin lorsque le prophète Chmouel a personnellement frappé le roi Agag. Le Ralbag relève un point remarquable sur cet incident : Chmouel avait demandé d’apporter Agag enchaîné devant lui. Lorsqu’Agag aperçut le vertueux Chmouel, il s’exclama : « Sar Mar Hamavèt. »[13] D’après le Ralbag, Agag affirmait que l’amertume de la mort avait désormais disparu. En effet, en observant Chmouel, il reconnut les attributs de bonté et de compassion et présuma que Chmouel allait manifester de la compassion à son égard. Or, Chmouel corrigea rapidement Agag, en lui expliquant qu’il méritait de mourir, et il le mit à mort. Chmouel était compatissant, car, en général, la Torah encourage cette vertu. Mais en cette occurrence, Chmouel savait que la pitié était inappropriée et, dans ce cas-là, l’acte en apparence cruel de tuer était en phase avec la morale, car c’était la volonté de D.ieu.

Nous apprenons de la faute de Chaoul et de la rectification de l’erreur par Chmoul qu’il est essentiel de suivre les instructions de la Torah sans la dénaturer par nos propres rationalisations et jugements de valeur, peu importe leur prétendue validité. Notre sens de l’éthique doit être uniquement façonné par la Torah.


[1] Reportez-vous à la Guémara qui traite pourquoi d’autres fautes commises par Chaoul et David n’ont pas été incluses dans cet énoncé.

[2] Chmouel I, chapitre 15.

[3] Chmouel I, chapitre 13.

[4] Voir Tossefot Yechanim, Tossefot Haroch, Ritva, et Gevourat Ari pour des approches autour de cette question. Dans ce texte, nous proposons une autre approche. Les Richonim traitent également ce problème lié à l’idée que Chaoul aurait déjà perdu son règne en raison de la première faute, mais le prophète semble également attribuer la perte de son royaume à la seconde faute.

[5] C’est un genre d’argument logique, que l’on peut traduire par « d’autant plus que ».

[6] Au sens littéral : la génisse à la nuque rompue.

[7] Voir Parachat Choftim, 21:1-9 pour des détails sur cette Mitsva.

[8] Yoma 22b. Cette Guémara pose un certain nombre de difficultés, en particulier la manière dont Chaoul a pu négliger les instructions claires d’Hachem exigeant d’éliminer la nation d’Amalek dans sa totalité. Voir Ben Yéhoyada, Anaf Yossef et le Rif dans le Iyoun Ya’acov qui abordent cette question. Dans ce texte, nous suivrons l’approche simple de la Guémara, selon laquelle Chaoul estima qu’il était immoral d’éliminer tout le peuple d’Amalek.

[9] C’est un extrait d’un verset de Kohélet, ch.7.

[10] Chmouel I, ch.21.

[11] Kohélèt Rabba, 7:33, 16. Midrach Tan’houma, Metsora, 1.

[12] Il faut relever que le roi Chaoul était un très grand Tsadik, et les fautes des grands hommes consignées dans le Tanakh sont toujours amplifiées, pour que nous puissions nous sentir concernés.

[13] Chmouel I, ch.15:32.