Nous commençons l’année juive par les magnifiques Parachiot du livre de Béréchit.

Se déploie devant nous, au fil des textes, la vertigineuse création du monde, où, verset après verset, D.ieu dévoile l’ordre dans lequel Il a amené à la vie Sa création, et, en quelques lignes, la Torah résume sublimement ce que des milliers d’ouvrages d’astrophysique arrivent laborieusement à ordonner.

Puis, avec la naissance des Patriarches et des Matriarches et leurs actions, c’est tout l’héritage moral du peuple juif qui se dessine, sa lutte pour le bien, pour la vérité, en face des forces du mal et du mensonge.

Arrêtons-nous un instant sur un événement capital et central de la première Paracha : la faute d’Adam Harichone. Créature parfaite par excellence, apothéose et but de toute vie sur terre, né des mains mêmes de D.ieu, façonné à Son image - il est le seul à posséder le libre arbitre et à pouvoir délibérément choisir de faire le bien ou le mal -, l’homme va enfreindre le seul commandement qui lui avait été donné et manger du fruit de la connaissance du Bien et du Mal.

Après en avoir goûté, ses yeux se décillent et il se trouve, avec ‘Hava, comme projetés dans une autre dimension. Leur perception des choses a changé, ce qu’ils ne voyaient pas auparavant, ils le voient maintenant. Ce qui paraissait si simple, si évident, si innocent est comme sali, noirci : ils sont nus, en ont soudain conscience et honte.

De quoi pouvait bien être constituée cette « connaissance » pour qu’elle soit si nocive et entraîne un tel désastre, à savoir l’exil d’Adam du Gan Eden et la chute de la création tout entière ?

La réponse tient peut-être en un mot : interprétation.

Dorénavant, toute réalité est sujette à interprétation, il n’y a plus une vérité, il y en a plusieurs. On est entré dans le monde de l’ambivalence. Le doute s’est immiscé dans les esprits. Mon jugement sur les choses n’est plus net. Je prête des intentions à tout et à tous, et je me perds dans l’imbroglio de mes propres élucubrations. La confusion a pris possession des lieux, on a jeté une pierre dans l’eau calme qu’était ma réalité, et les reflets, autrefois si nets, sont maintenant troubles et déformés. 

Prenons un exemple bien ordinaire dans notre quotidien :

Réalité : mon mari (ma femme) est gentil(le) aujourd’hui. Interprétation : Mmmmm ! Il (elle) veut certainement quelque chose de moi. Conclusion : En fait, il (elle) n’est pas gentil(le), il (elle) calcule…

Combien ce genre de déductions va empoisonner notre vie. Le fruit défendu a malheureusement été bien digéré.

Chassé du Paradis de l’innocence, du lieu béni où l’on vivait avec ses sens, jouissant pleinement des Bienfaits de D.ieu où tout ne passait pas par des « conceptions », des « avis », mais par un vécu intense, une intelligence saine connectée à la vie, la tragédie d’Adam et de l’humanité a commencé : notre réalité sera implacablement passée par le filtre désormais déformé de notre esprit. Et bien sûr, à ce moment, une nudité peut être interprétée comme honteuse, puisqu’elle évoque soudain une possibilité de mal. Le regard sur les choses n’est plus innocent. Et Adam, à peine le fruit englouti, répondra déjà à D.ieu, avec malice : « La femme que Tu m’as donnée », se déresponsabilisant et cherchant un coupable. 

Alors, comment faire marche arrière ? Comment revenir à l’innocence ? Est-ce possible ? 

Nous devons en premier lieu accepter que le mal a été fait et que nous sommes dans le monde “d’après la faute”. 

Un seul homme, Avraham, a réussi à dépasser cette condition et, par une épreuve suprême, a donné un mérite éternel à ses descendants. En effet, le Midrach nous rapporte qu’Avraham Avinou, sur le chemin de la ‘Akéda (sacrifice d’Its’hak), est à maintes reprises apostrophé par le Satan, déguisé en vieillard, qui tente de lui faire entendre raison sur l’absurde de son geste : “Mais que fais-tu ? Tout le monde va te railler si tu fais cet acte malheureux. Toi qui enseignes depuis toujours l’interdit du sacrifice humain, D.ieu Lui-même te le reprochera ensuite ! Quelle profanation du Nom Divin !!”.

Il utilisera tout l’arsenal de l’esprit logique pour pousser Avraham à anticiper les conséquences de l’acte qu’il va accomplir et l’en dissuader.

Mais Avraham va tenir bon et, avec une force inimaginable, va se plier au commandement Divin, annihiler son esprit et faire à ce moment sa « réparation » de la faute originelle en ramenant tout à l’ordre Divin, sans le discuter et l’interpréter. 

De même, les textes nous apprennent qu’après le don des premières Tables de la loi, les Bné Israël se sont élevés au niveau d’Adam avant la faute. Ils ont dit « Na’assé Vénichma’ » (“Nous ferons et nous comprendrons”), faisant précéder l’acte à la compréhension intellectuelle. Mais Moché tardera à revenir du sommet du Har Sinaï, et le peuple, affolé, commencera à “interpréter” ce retard : “Est-il mort ? Reviendra-t-il ? Il nous faut un chef, un dirigeant…” Le Satan s’en mêle et leur montre le cercueil de Moché flottant dans les cieux. Et ils chutent à nouveau. Au lieu de lire les événements à tête froide - le retard n’en était pas un, mais juste un mauvais calcul de leur part -, ils s’emballent dans des spéculations qui vont les perdre.

Si donc la faute originelle a été de faire pénétrer en nous l’interprétation de la réalité, peut-être tentons d’y mettre fin, en cessant, dans la mesure du possible, de tirer des conclusions, d’anticiper, de prévoir.

Commençons par de petits exercices :

Prenons les éléments de notre vie comme ils sont. De façon brute. Vivons l’instant, le présent, sans projection. Descendons notre esprit dans nos gestes, et considérons la réalité telle qu’elle est.

Notre motto dorénavant doit être : “C’est comme ça !”.

« Une contrariété ? C’est comme ça ! ». La journée commence de travers : c’est comme ça ! J’ai 35 ans et je ne me marie pas : c’est comme ça !

« Il a dit ça sur moi ? Ah bon ! » Mettons-y une majuscule au début et un point à la fin et fermons notre esprit qui va désespérément tenter de nous séduire à déduire, à décortiquer. 

Comme au début d’un régime, les tentations seront grandes. Tenons bon. Sans nous démonter. Et même si je trébuche, et à nouveau je spécule devant un événement, rions-en : « C’est comme ça ! », « Je suis comme ça », et continuons, sans culpabilité, pour faire mieux la prochaine fois. Même avec un petit haussement d’épaules, comme le font les enfants.

La Torah nous dit que Sarah a vécu 100 ans et 20 ans et 7 ans. Pourquoi cette découpure et cette répétition des années ? Car, nous dit la Torah, elle était belle à 100 ans comme à 20, et innocente à 20 comme à 7.

Sarah, notre mère, qui surpassait son mari Avraham en prophétie et rapprochait les femmes à la foi parallèlement à son époux, était innocente comme une enfant de 7 ans. C'est-à-dire qu’elle lisait les événements avec intelligence, mais avec netteté et simplicité, sans les compliquer par des labyrinthes intellectuels.

Les maux de notre époque comme les angoisses proviennent eux aussi de cette tendance à ouvrir notre esprit à toutes les éventualités. 

Fermons notre cerveau et laissons les événements nous guider, ils sont bien moins menaçants qu’ils ne le semblent.

L’arbre de la Connaissance du Bien et du Mal devait être bien séduisant. Ramifié à outrance, au feuillage enchevêtré, portant des fruits au prisme scintillant comme des diamants, reflétant des lueurs à l’infini, il était sûrement le modèle de la sophistication.

Mais certainement pas de l’innocence.

Jocelyne Scemama (inspiré des enseignements de Reb Oucher Freund)