La langue hébraïque a cette particularité qu’un mot, unique au singulier, peut avoir deux pluriels différents. Le mot « Ote » a cette singularité. Il a deux formes au pluriel, avec des significations différentes : alors qu’au singulier, il signifie à la fois « lettre » (de l’alphabet) et « signe remarquable » (à peu près « miracle »), il a deux pluriels avec des significations différentes : le pluriel « Otiot » signifie des « lettres », alors que le pluriel « Otot » signifie des « miracles », des « signes merveilleux ». Cette particularité sémantique est riche d’enseignements, spécialement pour éclairer notre propos : souligner dans la Torah le rapport du signe à la mémoire, c’est-à-dire de l’extériorité (textuelle) à l’intériorité (spirituelle).

Ce lien entre l’apparence extérieure et la signification intérieure est à la source de toutes les Mitsvot. Les Tsitsiot sont clairement définies comme devant contribuer à « rappeler » l’ensemble des Mitsvot. Les Téfilines ont le même objectif, dans l’action (au bras) et dans la pensée (sur la tête), évoquer l’élément spirituel. C’est la dimension de la mémoire qu’il convient, à ce niveau, d’approfondir. Que signifie l’insertion dans la mémoire ? La mémoire est le dépôt de l’Histoire, aussi bien sur le plan individuel que sur le plan collectif, d’un point de vue personnel comme d’une perspective de la société. La mémoire est le pont qui lie le passé à l’avenir. La première bénédiction du Chemoné-Essré l’exprime clairement : « (Il) se souvient des bonnes actions des Patriarches pour amener la Rédemption à leurs descendants ». Se souvenir, c’est transformer le passé en avenir. Mais cette définition, banale et laïque, s’exprime dans la Torah dans la dimension transcendantale, puisqu’elle est l’explication du Tétragramme, qui inclut le Temps (hier, aujourd’hui et demain) dans le NOM. Au-delà du Nom, c’est l’Histoire qui est incluse ici. L’histoire du peuple, on le sait, n’est vérifiée que par la mémoire, dans la mesure où elle transmet un message. Et c’est précisément ce message qui est inclus dans le terme « Ote » évoqué précédemment.

La mémoire, on l’a dit, est une donnée psychologique qui, par elle-même, est neutre et n’a aucune connotation spirituelle. L’histoire d’un peuple se définit par une mémoire collective qui inclut les divers épisodes historiques qui se sont déroulés. Ainsi, dans ses Mémoires, le Général de Gaulle évoque la France avec dévotion, comme une personnalité à laquelle il est lié. Mais cette évocation reste immanente, et n’a point de valeur transcendante. La mémoire de la Torah, au contraire, (« Lehavdil ») est un message collectif, spirituel, qui a une double dimension : d’une part transcendante, par l’intervention permanente du Tout-Puissant que l’on ne cesse d’évoquer, et, par ailleurs, éminemment pratique, puisqu’elle se traduit par l’observance des Mitsvot qui maintient l’unité du peuple. La mémoire se transmet par les signes qui en assurent la permanence.

Ainsi peut-on comprendre le double pluriel du terme « Ote », mentionné précédemment, exprimant un signe. Le signe, c’est d’abord la lettre, l’observance littérale, la pratique de la Mitsva, qui maintient la mémoire. Sans cette observance, la mémoire reste un outil technique, sans signification profonde. C’est déjà un apport spirituel du signe. Le second aspect est transcendantal : la mémoire est le langage Divin, c’est le 2ème sens du terme « Ote » qui, au pluriel, signifie « miracles », exprimé par le mot « Otot ». La mémoire, transmise par les actes (Otiot), reçoit sa dimension spirituelle, en évoquant les « miracles », l’intervention Divine dans l’Histoire. C’est le sens du texte de la Haggada, qui dit que l’Eternel n’a pas envoyé des anges, mais a agi Lui-même : « Pas au moyen d’un messager divin, mais Moi-même, J’ai fait sortir les enfants d’Israël » (texte de la Haggada). Telle est la mémoire historique juive : providence reconnue, puis exprimée par des actes.

N'est-ce pas, précisément, la soirée du Séder qui traduit, de la façon la plus éclairante, le vrai sens de l’histoire d’Israël ? Les quatre fils sont liés à des interrogations sur le signe. Chacun comprend à sa façon – ou ne comprend pas ! – la sortie d’Egypte, et donc l’histoire d’Israël : l’opposant refuse la mission : « Ce n’est pas pour moi, cette servitude à la Transcendance ! » Un autre ne s’interroge pas jusqu’à ce que des officiers désignent le Juif, Alfred Dreyfus, et lui rappellent sa judéité !! Un troisième, intrigué par les signes qu’il voit, mais sans intérêt, interroge avec flegme : « Que faites-vous ? Quels sont ces usages, ces signes ? » Le quatrième a compris que l’histoire est fondée sur l’observance : trois sortes de signes – règles logiques (« Michpatim »), lois liées à la tradition (« Edout ») et ordonnances pratiques prouvant la foi en un Législateur divin intelligent (« ‘Houkim », comme Cacheroute, Cha'atnez) –, tels sont, pour lui, les SIGNES de la pérennité et de la mémoire d’Israël. Celui-là a bien compris ce qui maintient le judaïsme. A lui, on répond : « Après l'Afikoman (dessert symbolisé par la dernière Matsa, gardée à cet effet), ne mange plus rien. Garde le goût des signes de la soirée de Pessa’h. Ce n’est qu’en gardant ces souvenirs, ces signes, que l’éternité du peuple juif subsiste dans l’Histoire. Leçon essentielle, basée sur le devenir historique, inquiétant, car chargé de dangers, mais assuré de la Protection Divine et d’un succès final dans l’Histoire !