Baranovitch en 5691 (1931), à la Yéchiva Ohel Torah. Le Roch Yéchiva, le Gaon et saint rav El’hanan Wasserman a terminé depuis un certain temps déjà de donner son cours quotidien. Les meilleurs élèves continuent de l’entourer, le harcèlent de questions et tentent encore d’obtenir quelques éléments supplémentaires qui éclaireront d’un jour nouveau toute la souguia (passage talmudique).

Une atmosphère d’étude enfiévrée règne à la yéchiva, les jeunes étudiants rayonnent  et semblent transportés ailleurs, dans un univers où les préoccupations de ce monde n’ont plus cours.

Une seule personne semble étrangère à cet enthousiasme et se dandine, un peu mal à l’aise… Finalement, cette personne prend son courage à deux mains et s’approche de rav El’hanan Wasserman. Celui-ci, dès qu’il l’aperçoit, met fin aux échanges avec ses élèves et s’approche d’elle. Il ne s’agit ni plus ni moins que du secrétaire de la yéchiva, qui se dévoue jour après jour pour subvenir aux besoins de la yéchiva.

« Le Roch Yéchiva est au courant que la situation financière est très difficile… Depuis longtemps déjà, nous achetons la nourriture pour nos étudiants à crédit et nous ne pouvons plus payer nos enseignants. Cette situation ne pourra pas durer très longtemps. Il faudrait faire quelque chose. »

Rav El’hanan écoute avec sérieux et recueillement les propos du dévoué secrétaire. Il connaît l’enseignement de nos Sages, selon lequel s’il n’y a pas de farine, il n’y a pas non plus de Torah (Pirké Avot, chapitre 3, michna 17). En ce monde-ci, au-delà de l’obligation de se préoccuper de l’étude de la Torah, existe aussi une nécessité de se préoccuper des moyens matériels qui rendent cette étude possible.

Telle est en effet la volonté du Créateur de l’univers et ceci afin de permettre aux juifs qui n’étudient pas ou peu la Torah, d’avoir une part dans cette étude au même titre que ceux qui se dévouent à son étude nuit et jour, en la finançant.
 

Vers le grand large

« J’irai aux Etats-Unis », dit soudainement le Roch Yéchiva. « J’ai entendu dire qu’il y là-bas des juifs qui se sont beaucoup enrichis… J’irai solliciter leur générosité. »

Le secrétaire ne parut guère enthousiasmé à cette idée, craignant que ce voyage ne fût extrêmement fatiguant pour le rav, qui n’était plus très jeune. Il exprima ses doutes au rav, lui demandant de surcroit comment ils se débrouilleraient sans lui à la yéchiva pendant une si longue période. Mais le Roch Yéchiva ne changea pas d’avis pour autant car il estimait qu’il était du devoir de chacun de faire une hichtadlout (effort concret en vue d’obtenir un résultat souhaité) pour bénéficier de l’aide divine.

Une fois la décision prise, rav El’hanan ne perdit pas de temps, régla les formalités administratives nécessaires, prit avec lui quelques affaires et quitta la yéchiva, accompagné de quelques fidèles. N’allez pas vous imaginer qu’il s’agissait simplement de prendre un billet et d’arriver à destination au bout de quelques heures. Un voyage transcontinental à l’époque, coutait très cher et exigeait beaucoup d’efforts… Il fallait d’abord prendre des trains parfois pendant plusieurs jours d’affilée et ensuite le bateau pour un voyage qui pouvait durer plusieurs semaines.

Au bout d’un mois (!) d’efforts et de déplacements, rav El’hanan et ses disciples approchèrent enfin des côtes américaines. Ils furent reçus par une délégation de juifs, mis au courant de leur arrivée et qui leur avaient déjà préparé tout le nécessaire. L’un des élèves de rav El’hanan, qui habitait aux Etats-Unis, avait réservé au Roch Yéchiva une chambre dans son appartement pour toute la durée de son séjour.

Après un court repos, rav El’hanan Wasserman commença à rendre visite aux personnes aisées de la communauté, en essayant de les sensibiliser à l’importance de l’étude de la Torah et de son financement.

La tâche n’était cependant pas aisée, car un esprit matérialiste soufflait sur les Etats-Unis et il était difficile de sensibiliser les gens à des choses spirituelles et notamment de leur faire comprendre ce qu’était l’étude de la Torah et ce qu’était une yéchiva.

Ainsi les jours passèrent sans que le rav ait pu ramasser une somme substantielle permettant de subvenir aux besoins de la yéchiva, ne serait-ce que pendant quelques mois…
 

Une proposition providentielle

Un beau jour, l’un des élèves de rav El’hanan vint le voir chez son hôte et lui fit une proposition : « Il y a dans cette ville un juif immensément riche qui possède de grandes usines de textile avec des milliers d’ouvriers sous ses ordres et dont la fortune grandit de jour en jour… Il a cependant deux grands défauts et une grande qualité. 

- Quels sont ses défauts ? 

-Il s’agit d’une personne qui était respectueuse de la Torah et des mitsvot dans le passé mais qui a tout abandonné après avoir émigré aux Etats-Unis et réussi dans les affaires. Aujourd’hui il vit comme un goy, a épousé une non-juive et ne vient plus du tout à la synagogue, même à Kippour.

Son deuxième défaut est qu’il est très avare et qu’il n’a jamais donné un dollar pour des causes charitables et encore moins pour des institutions de Torah.

-Très bien, répliqua rav El’hanan. Après de tels défauts, quelle qualité peut-il donc avoir ?

- Sa principale qualité est qu’il a étudié avec vous au ‘héder dans la même classe, avec le même rebbe. Aujourd’hui, il s’appelle Jacob, mais dans le passé il s’appelait Yankel. 

-Nous y allons, annonce rav El’hanan »

Lorsque l’hôte de rav El’hanan entendit cette décision, il fut pris d’un tremblement et tenta de toutes ses forces de dissuader rav El’hanan de rendre visite à cette personne. Il était clair à ses yeux que cette visite allait se solder par un échec cuisant !

Mais rav El’hanan ne revint pas sur sa décision et demanda à ce que l’on se mette en relation téléphonique avec le notable pour une visite. Cela fut fait rapidement et M. Jacob fut ravi d’apprendre que rav El’hanan Wasserman était aux Etats-Unis. Il mit donc un taxi à sa disposition.

Les proches de rav El’hanan ne pouvaient supporter l’idée de voir leur vénéré maître humilié par un milliardaire insensible à la Torah et préférèrent ne pas l’accompagner… Rav El’hanan partit donc seul. Après un court voyage, le taxi s’arrêta devant un bâtiment très imposant. Rav El’hanan pénétra dans le bâtiment, accompagné du portier qui l’introduisit dans les bureaux du patron.

Rav El’hanan frappa à la porte. M. Jacob ouvrit lui-même la porte : « Oh, rav El’hanan, quel mérite pour moi de vous recevoir ! » Après quelques brèves paroles échangées, M. Jacob invita rav El’hanan à le suivre pour faire un véritable tour du propriétaire. M. Jacob se livra à des explications enthousiastes sur le fonctionnement de son immense usine. A la fin de ce périple, rav El’hanan et M. Jacob revinrent dans les somptueux bureaux de la direction.

M. Jacob voulut honorer son hôte avec des mets délicats et raffinés mais rav El’hanan, qui n’était guère convaincu de la cacherout des aliments, préféra se contenter d’un peu d’eau. Une conversation animée s’engagea entre eux, cependant que M. Jacob démontrait un grand intérêt pour sa ville d’origine ; qu’était-il advenu de Sim’ha le cordonnier ? Qu’en était-il des discussions sur le choix du gabaï (responsable de la synagogue) ?

Rav El’hanan répondit avec patience à toutes les questions de M. Jacob. Au bout d’un certain temps, M. Jacob se tourna vers rav El’hanan et lui demanda à brûle-pourpoint : « Mais enfin, rav El’hanan, pourquoi êtes-vous venu aux Etats-Unis ? Peut-être pourrais-je vous être d’une quelconque utilité ?

-Bien sûr, vous faîtes bien de poser la question. Vous pouvez beaucoup m’aider. Sur mon manteau, il y a un bouton un peu décousu qui tombe de temps en temps, ce qui m’oblige à aller régulièrement chez le tailleur pour le resserrer. Or j’ai entendu dire que vous avez une grande usine de textile et je me suis demandé s’il n’était pas possible que vous me procuriez un excellent tailleur qui pourrait recoudre le bouton et ceci afin qu’il ne tombe plus jamais.

-Avec grande joie, » répondit M. Jacob  et il envoya chercher le tailleur en chef de l’usine.

Ce dernier arriva et M. Jacob lui donna le manteau et le bouton en lui demandant de recoudre le bouton de la manière la plus solide possible. Au bout de quelque minutes, le tailleur revint avec le manteau. « Vous pouvez être tranquille rav, le bouton est cousu de la meilleure manière, il fait vraiment partie du manteau, il ne tombera plus désormais !

-Merci beaucoup, vous m’avez énormément aidé… »

Rav El’hanan se sépara de son hôte et revint en sa demeure. Cependant, à peine était-il revenu que le téléphone sonna ; M. Jacob était au bout du fil. « Rav El’hanan, vous ne m’avez pas révélé la véritable raison de votre présence aux Etats-Unis…

-Ne vous ai-je pas déjà expliqué que j’avais un bouton décousu qui me causait beaucoup de soucis. Grâce à D…, les choses se sont arrangées de la meilleure manière possible. Vraiment merci beaucoup. »

Le lendemain matin, M. Jacob téléphona à nouveau. « Rav El’hanan, vous me cachez quelque chose… S’il vous plait, passez me voir au bureau. Il faut que je vous parle. »

Rav El’hanan retourna donc dans les bureaux de M. Jacob qui s’empressa de l’interroger : « Rav El’hanan, je vous en prie, révélez-moi la véritable raison de votre venue aux Etats-Unis ». Cependant, rav El’hanan continua d’affirmer sereinement que la seule raison de son déplacement aux Etats-Unis était et demeurait de recoudre son bouton. « Mais enfin ce n’est pas possible, on ne vient pas d’Europe jusqu’aux Etats-Unis juste pour recoudre un bouton ! Vous me cachez forcément quelque chose… »

Rav El’hanan rétorqua : «  Ne vous ai-je pas déjà dit que ce bouton décousu me causait beaucoup de tourments. Il est impossible d’utiliser un manteau dont un bouton tombe systématiquement et qu’il faut amener régulièrement chez le tailleur. Le bouton tombait des fois à la yéchiva, des fois lorsque je me déplaçais. C’est pourquoi j’ai décidé de le faire recoudre d’une manière telle qu’il ne tombe plus. » Puis rav El’hanan rentra chez lui.

Le lendemain matin, M. Jacob téléphona à nouveau, cette fois complètement bouleversé : « Rav El’hanan, je n’ai pas dormi toute la nuit…Dites-moi, je vous en supplie la vraie raison de votre présence ici…

-Je suis venu ici pour faire recoudre mon bouton.

-Rav, c’est impossible, j’ai fait un calcul simple. Le voyage de l’Europe aux Etats-Unis est extrêmement long, par train d’abord puis par bateau ensuite, pendant deux semaines. Et partout, il faut payer des taxes. Le montant de ces taxes est tel qu’il vous aurait été possible d’acheter plus de cent manteaux, et cela sans parler de la grande fatigue. Un homme ne se déplace pas depuis l’Europe jusqu’aux Etats-Unis juste pour faire recoudre un bouton… Vous me cachez la vérité.

-Je vous ai déjà expliqué que ce bouton me faisait tout le temps des problèmes. Je n’avais pas d’autre choix que de venir ici pour que vous me le répariez de manière telle à ce qu’il ne tombe plus jamais… » Puis Rav El’hanan regagna sa demeure.

L’après-midi, le téléphone sonna à nouveau. M. Jacob était au bout du fil : « Rav El’hanan, vous me cachez quelque chose… Pourquoi êtes-vous venu ici ?

-Je suis venu ici pour faire recoudre mon bouton.

-Mais ce n’est pas possible, un homme ne se déplace d’Europe aux Etats-Unis juste pour faire recoudre un bouton ! Croyez-moi, je me suis demandé si vous étiez devenu fou, mais partout on m’a dit que vous n’étiez pas du tout fou ; au contraire, on m’a dit que vous étiez un Roch Yéchiva de très grande envergure. Vous dirigez la meilleure yéchiva de Lithuanie qui comporte des centaines d’élèves. Et soudainement, vous abandonnez tout et vous venez aux Etats-Unis… Il y a certainement une bonne raison à cela.

-Comprenez-moi, en Europe il y a des vents violents, bien plus qu’en Amérique. Là-bas, un bon manteau est un bien extrêmement précieux. Il est tout simplement impossible d’utiliser un manteau avec un bouton mal cousu qui tombe tous les quelques jours. »

Le lendemain matin de bonne heure, M. Jacob frappa à la porte de l’appartement de rav El’hanan. « Croyez-moi, rav El’hanan, cela fait deux jours que je ne mange plus et que je ne dors plus… Je me demande tout le temps qu’est-ce que vous me cachez, quel est le vrai but de votre venue aux Etats-Unis…

-Mais je vous l’ai déjà dit, je suis venu d’Europe pour que vous me recousiez mon bouton

-Mais enfin, c’est impossible. Un homme ne se déplace pas depuis l’Europe jusqu’aux Etats-Unis juste pour faire recoudre un bouton ! » hurle M. Jacob puis il éclate en sanglots…

-Bon, puisque vous y tenez tellement, je vais vous révéler la vraie raison de mon séjour aux Etats-Unis… Il est juste de dire qu’un homme ne se déplace pas depuis l’Europe jusqu’ici simplement pour faire recoudre un bouton. Yankel ! Que vos oreilles entendent ce que votre bouche profère !  Pourquoi est-ce que votre néchama(âme) est arrivée du monde de vérité, de là où elle se situait sous le trône de gloire, jusqu’à ce monde obscur… Et ensuite qu’est-ce qui justifie toute la souffrance de la grossesse que votre mère a endurée pour vous, sans compter les douleurs de l’enfantement… Puis toutes les difficultés pour vous faire grandir et vous élever… Tous ces efforts, ce long chemin, pourquoi ? Pour coudre des boutons, pour ouvrir une usine de textiles ?! »

M. Jacob sortit de chez rav El’hanan complètement bouleversé…Pendant les jours qui suivirent, la phrase : « Un homme ne se déplace pas depuis l’Europe jusqu’aux Etats-Unis juste pour faire recoudre un bouton » résonna en lui de manière très forte… M. Jacob se demandait ce qu’il était venu faire en ce monde et quel était son but ici-bas…

La décision mûrit en son cœur, sa vie allait changer du tout au tout…Désormais, ce qu’il voulait, c’était remplir le rôle qu’Hachem lui avait dévolu en ce monde…
 

Epilogue

M. Jacob redevint « Yankel », changea complètement sa manière de vivre et fit une véritable téchouva. Il se mit à étudier régulièrement la Torah et à soutenir les institutions religieuses et en particulier la yéchiva « Ohel Torah » de Baranovitch.

Rav El’hanan, quant à lui, fut assassiné par les Nazis et leurs complices au fort de Kovna, plusieurs années plus tard ; il mourut en sanctifiant le nom de D… en expliquant à ses élèves le sens de ce qu’ils vivaient.

Ses enseignements et ses livres sont étudiés aujourd’hui dans toutes les yéchivot. Certains élèves à lui, qui survécurent aux persécutions nazies, perpétuèrent son enseignement et formèrent de nouvelles générations d’élèves. Parmi ces élèves, se trouvaient les descendants du fameux Yankel de notre histoire.
 

Conclusion

L’on ne peut être que rempli d’admiration devant la finesse exceptionnelle de rav El’hanan qui n’adressa à M. Jacob aucun reproche direct avant qu’il ne soit en mesure de les entendre. Le prétexte du bouton qui tombait sans cesse permit de préparer psychologiquement M. Jacob à entendre un autre discours que celui auquel il était habitué depuis des années. Si rav El’hanan s’était adressé à lui directement, en lui demandant de verser une contribution à la yéchiva, il se serait heurté sans aucun doute à un refus cinglant, comme le redoutaient ses élèves. Mais rav El’hanan, dans sa grandeur, comprit que l’enjeu dépassait de loin la sphère financière ; il s’agissait ni plus ni moins que de faire revenir une âme juive au bercail, et là il fallait déployer des trésors d’intelligence et de sensibilité dignes d’une personnalité aussi exceptionnelle que rav Elhanan Wasserman...

Que son souvenir soit bénédiction.