Il me semble parfois que l’expression « Un bon voisin est préférable à un frère éloigné » a été énoncée à mon propos. En effet, mon cher voisin Gabriel est mon meilleur ami. Je partage avec lui les moments les plus marquants de mon existence. Gabriel est un homme exceptionnel, et son trait dominant est l’aide à autrui, avec un dévouement inégalé. Je n’oublierai jamais cette nuit hivernale il y a quelques années où ma vieille Fiat avait cessé de fonctionner. La montre m’indiquait qu’il était 3h50 du matin, et je savais que la seule personne pouvant m’aider était mon voisin Gabriel. En effet, au bout de vingt minutes, Gabriel se retrouva à mes côtés, et en dépit de la pluie qui tombait abondamment cette nuit-là, il ne me quitta pas avant d’être assuré que le moteur redémarre.

Quelques mois après cette nuit hivernale de tempête, je me rendis avec mon épouse en voiture en visite chez de la famille dans la ville avoisinante, et le haut-parleur dans la nouvelle voiture sophistiquée que je venais d’acheter se mit en route, et sur l’écran apparut le nom de mon ami Gabriel. « Bonjour, mon cher ami, » me dit Gabriel sur un ton joyeux. « Pourrais-tu chercher ma fille aînée Sarale à la gare routière à ton retour ? Sarale revient de vacances du séminaire avec beaucoup de paquets, et ça m’aiderait beaucoup si tu pouvais la ramener dans ta nouvelle voiture sophistiquée ». Je me réjouis de l’opportunité de rendre service à mon ami, et bien que la gare routière se trouvât à l’autre bout de la ville, je répondis sans hésiter : « Bien sûr, je ramènerai Sarah de la gare dès que possible. » Gabriel me remercia et raccrocha.

En conduisant vers la gare routière, j’observai le grand écran éclairé situé à côté du volant et pensai que dans les voitures d’aujourd’hui,  il y a tant de possibilités qui transforment la voiture en bureau sur roues. J’appuyai sur l’écran. Mon épouse me demanda de regarder la route, pour ne pas détourner mon attention de la conduite, mais je fis abstraction de sa remarque. Je voulais lire un rappel important. Je regardai la route, elle était assez vide et je roulai lentement tout en m’affairant avec l’écran. Mon épouse me demanda d’arrêter, mais…j’avais le sentiment d’être obligé de lire l’écran précisément au moment de conduire. « Réouven, fais attention ! Tu roules trop près du trottoir ! » déclara mon épouse à mes côtés. Je redressai le véhicule et continuai à me fixer sur l’écran.  « Réouven, fais attention ! Stooop ! » J’appuyai sur le frein puis entendis le son que je n’oublierai jamais jusqu’à mon dernier jour sur terre : un son terrible, que je compris immédiatement : j’avais écrasé quelqu’un.

Je sortis aussitôt de la voiture pour aider le blessé, un jeune homme étalé sur le trottoir et évanoui. Heureusement, exactement au même moment, une moto de l’organisme I’houd Hatsala passait par là et le jeune secouriste prodigua au blessé les premiers soins jusqu’à l’arrivée de l’ambulance. Bientôt, un fourgon de police arriva, l’atmosphère était tendue, ma femme était assise sur le trottoir et pleurait. Je me sentais mal et triste et murmurai à moi-même : si seulement j’avais écouté ma femme au lieu de jouer avec l’écran de l’ordinateur, j’aurais regardé la route et cet accident n’aurait pas eu lieu. Mais impossible de revenir en arrière. J’avais écrasé un homme.

Au terme de l’interrogatoire de police, je me hâtai vers l’hôpital, pour me renseigner sur l’état de santé du jeune homme que j’avais blessé. L’infirmière me vit et me demanda si je faisais partie de la famille du jeune homme qui avait subi un accident. Je fus surpris par sa question étrange et je répondis, honteux, que j’étais l’homme qui l’avait écrasé. L’infirmière m’expliqua que sur les habits du jeune homme, on n’avait trouvé aucun papier permettant de l’identifier et qu’il se trouvait actuellement en pleine opération complexe. D’après elle, il devrait être transféré dans les deux heures en salle de réveil. J’attendis dans la salle d’attente à côté des salles d’opération, je sortis un petit livre de Téhilim de ma poche et commençai à prier, en larmes, pour la vie de ce jeune homme et afin que D.ieu me pardonne d’avoir fait du mal à un Juif qui marchait innocemment sur le trottoir.

Au bout de trois heures, le jeune homme fut conduit en salle de réveil. Je demandai à y entrer, mais malheureusement, on ne m’y autorisa pas. La gentille infirmière du département m’expliqua qu’ils cherchaient encore à localiser la famille du jeune homme, mais n’avaient pas encore réussi à découvrir qui il était. Mon épouse arriva à l’hôpital et me demanda de rentrer à la maison pour me reposer, tandis qu’elle resterait à l’hôpital pour attendre la famille du jeune homme. Je refusai. Je ne pouvais pas quitter l’hôpital. Pendant de longues heures, je ne quittai pas les lieux, je voulais absolument voir sa famille pour lui présenter mes excuses.

L’attente et la fatigue me vainquirent et je m’endormis. Des cris venus du bout du couloir me réveillèrent en sursaut, je compris immédiatement que la famille du jeune homme blessé était arrivée à l’hôpital. D’un côté, j’étais content qu’on ait identifié le jeune homme et qu’on avait prévenu sa famille, mais de l’autre côté, je sentis soudain une peur inattendue de cette rencontre. La mère du jeune homme entra en furie dans la salle d’attente et demanda en implorant à l’équipe médicale de voir son fils. Le sentiment de pesanteur que je ressentais s’intensifia. Je me dis que malgré l’inconfort, je me présenterais à la maman du jeune homme en expliquant que j’étais le conducteur fautif, et je lui demanderai pardon. Je me dirigeai vers elle, levai le regard et voulus ouvrir la bouche, mais je sentis soudain que je pâlissais et que mon cœur battait à toute allure. « C’est pas possible, murmurai-je, ce n’est pas possible. » Mon corps ne supporta pas ce choc et je m’évanouis.

Quelque temps après, je me réveillai et me retrouvai allongé dans un lit d’hôpital. Le dernier souvenir avant que je m’évanouisse refit surface. « Ce n’est pas possible », répétai-je à nouveau, et des larmes brûlantes commencèrent à couler et à inonder mes joues. Contrairement aux instructions de l’infirmière, je me levai et me dirigeai vers la mère du jeune homme. Je m’approchai d’elle et lui dis à voix basse : « Naava, c’est toi ? » La mère du jeune homme m’observa quelques instants, puis écarquilla les yeux et me demanda d’une voix surprise : «  Réouven ? » Je hochai de la tête. Je regardai ma femme et dis tout ému : la femme qui se trouve à côté de nous est Naava, ma jeune sœur. Nous avons rompu le contact depuis vingt-deux ans. »

Ma femme resta figée, sans dire un mot. Depuis que nous nous sommes mariés il y a vingt ans, elle a tenté à plusieurs reprises de renouer le contact entre nous. Mais en raison de mon obstination, je n’avais pas été prêt à me réconcilier avec elle. Il s’avérait à présent que le jeune homme que j’avais écrasé était le fils de ma sœur, la dernière fois que je l’avais vu, c’était un bébé d’un an. J’avouai rapidement ma faute et dis en larmes à ma sœur que j’étais le conducteur qui avait blessé son fils. Je lui demandai pardon et ajoutai que je la compenserai comme elle le souhaitait. Ma sœur ressentit que la surcharge émotionnelle due à la situation de son fils et la rencontre inattendue avec moi était trop pour elle, et elle me demanda qu’on se reparle après que l’état de son fils se fut stabilisé.

Au bout de deux semaines après l’accident, Nadav, le fils de ma sœur, sortit de l’hôpital. Naava me téléphona et me demanda de réaliser ma promesse de compenser sa famille par tous les moyens possibles. La compensation qu’elle me demanda était une rencontre entre les familles. J’acceptai immédiatement. La rencontre émouvante eut lieu au domicile de notre frère aîné. Le conflit familial avait commencé un mois après le décès de mon père, lorsqu’il s’était avéré que mon père avait légué dans son testament la majorité de sa fortune à ma sœur Naava. Mes autres frères avaient accepté cette décision sereinement, mais moi, qui étais à l’époque un jeune homme en début de parcours, ressentis un cruel désenchantement et je coupai les liens avec ma sœur Naava.

Lors de la rencontre de réconciliation, Naava relata qu’à cette époque, son mari devait subir une opération onéreuse en-dehors d’Israël et personne ne le savait à part nos parents. C’est pourquoi notre père lui légua la majorité de ses biens pour payer ces soins. Je me sentis terriblement mal. De si longues années s’étaient écoulées depuis le moment où nous avions coupé les liens et il y avait eu tellement d’occasions de réconciliation, mais je m’étais endurci et n’avais pas été prêt à entendre parler de reprise des relations.

Cette année-là, nous célébrâmes les fêtes de Tichri, tous les frères et sœurs ensemble. Il y avait une atmosphère extraordinaire de sainteté mêlée à l’union. A Souccot, nous célébrâmes tous ensemble la fête dans la même Souca. Nadav, le fils de ma sœur, s’était entièrement remis et je découvris un jeune homme doté de nombreuses qualités. Naava, ma sœur, m’expliqua que son fils était en chemin pour une rencontre de Chidoukh et que le Chidoukh avait été annulé en raison de l’accident. Mais Nadav était désormais libre de rencontrer une jeune fille pour se marier. J’eus un éclair de génie : je téléphonai à mon ami Gabriel et lui demandai si sa fille Sarale était disposée à rencontrer un jeune homme exceptionnel. Les deux familles prirent des renseignements sur les candidats potentiels au mariage et une première rencontre fut fixée. Au bout de quelques rencontres, Sarale et Nadav décidèrent de se marier.

J’étais extrêmement heureux. La reprise des relations avec ma sœur et l’annonce du prochain mariage me firent énormément plaisir. Ma femme me fit remarquer qu’elle ne se souvenait pas m’avoir vu aussi heureux. Je lui répondis : « L’orgueil pousse l’homme à manquer des instants heureux dans la vie. Si nous traitions les relations avec autrui de la même manière que les relations à D.ieu, on éviterait beaucoup de situations inconfortables. »

Le mariage émouvant eut lieu à Jérusalem et on m’invita à réciter l’une des sept bénédictions du mariage. J’étais très ému. Ma sœur me remercia d’être venu et me confia que pour elle, le passé était oublié et que la famille était à nouveau unie. J’observai ma sœur prendre dans les bras Sarale la Kalla et me dis : les voies de Hachem sont mystérieuses : d’un grave accident de voiture était né un mariage et la réunion d’un frère et d’une sœur. Quand je pense que toute cette histoire n’aurait pas eu lieu si l’orgueil n’était intervenu…