Il est 18h à Jérusalem. Je suis assise dehors et je t'écris une lettre, mamie Adèle... Il y a quelques jours, j'ai fini de lire ton livre, ou plutôt les pages éparpillées qui renferment tes souvenirs. J'ai demandé à maman de les rechercher afin que je puisse lire l'histoire de ta vie dont j'ai entendu des bribes. J'ai mal de ne pas avoir eu le mérite de te questionner moi-même, de te poser toutes les questions qui me viennent à l'esprit et qui sont dans mon cœur. J'étais trop petite pour comprendre la grandeur de la femme qui était en face de moi dans sa simplicité royale vêtue d'un manteau de fourrure qui semblait t'avoir suivie du pays froid de ton enfance. J'étais trop petite, j'avais un peu de mal à m'approcher de toi, peut-être avais-je peur de la vieillesse…
Si j'avais su, je me serais levée en ton honneur à chaque fois que tu passais devant moi, pour respecter ta bravoure, tapisser ton cœur de satisfaction que seule une personne ayant eu le mérite de voir une descendance peut ressentir.
Si seulement j'avais su, je t'aurais demandé de me transmettre toutes les recettes gravées dans ta mémoire, cette odeur de l'enfance, l'odeur d'une autre vie.
Si seulement j'avais su, je t'aurais demandé si tu voulais bien m'accompagner à l'école pour que tout le monde te voie ; je t'aurais demandé si tu voulais bien raconter ton histoire pour que chaque personne dotée d'un cœur puisse l'écouter. J'aurais marché la tête haute, fière d'avoir le mérite que tu sois ma grand-mère.
Si seulement j'avais su, je t'aurais demandé des Brakhot (bénédictions) sans arrêt, pour réussir dans mes études, pour être en bonne santé, pour avoir un bon mari, et des enfants qui ont la crainte du ciel.
Si seulement j'avais su, on aurait discuté de la vie. J'imagine la ‘Hanna d'aujourd'hui, te prenant dans les bras en t'embrassant, te proposant un café, en embrassant tes mains, ces mains parées de bijoux que tu as dû vendre pour survivre pendant les années d'ombre.
Je me serais assise à tes pieds, comme on s'assoit auprès du feu, en te questionnant. J'aurais fermé les yeux et nous aurions voyagé vers la Hongrie de ta naissance, la maison de tes parents, avec ses bois remplis d'arbres et ce fleuve du Danube, avant que sa rive ne soit tachée par “les brodequins volés à la fille de noble dans son exil…” [1]
Je me serais “réchauffée des braises” [2] de ton grand-père et de ton père, Talmidé ‘Hakhamim, je leur aurais demandé de me bénir, de poser leurs mains sur ma tête, en prononçant la Birkat Kohanim, fière d'avoir comme grand-mère, une fille de Cohen. J'aurais embrassé leurs saintes mains, emportant avec moi quelques leçons de vie. Je les aurai bénis à mon tour, d'une bénédiction sans mot leur promettant d'un regard qu'ils auraient un jour une descendance à Jérusalem.
Avant de partir, je leur aurais demandé de m'emmener voir ces grands en Torah et ‘Hassidout, ces Tsadikim, pour recevoir leurs bénédictions. On aurait alors pris des souvenirs en noir et blanc en y inscrivant minutieusement la date, à l'encre bleue.
J'aurais appris par cœur tous les noms de ta famille, leur écrivant un livre de mémoire, un nom pour la vie. Après nous serions rentrées, toi et moi, sans avoir à leur dire adieu, permettant aux souvenirs de rester tels qu'ils sont dans la mémoire et dans le cœur.
Assise à tes pieds, j'aurais ouvert le livre de Téhilim, pour réciter ce psaume de remerciement, te demandant de me raconter de nouveau, mamie, ce miracle qui t'est arrivé, lorsque tu étais dans le train en France, et que la Gestapo est arrivée pour un contrôle. Toi qui n'avais pas de papiers, accompagnée de ton fils que tu serrais contre toi, en suppliant ton cœur de ne pas faire transparaître ta peur… Et cet homme distingué qui ne te connaissait pas, qui du regard s'est avancé vers toi, présentant ses papiers, te présentant comme sa fille, accompagnée de son petit-fils, voyageant vers une nouvelle destination.
Nous aurions versé de chaudes larmes en remerciant Hachem pour ce miracle. Avec un petit pincement au cœur, de ne pas avoir pu remercier cet inconnu. Savait-il combien de générations il a sauvées ? Peut-être le mérite d'Avraham, père de toutes les nations, lui avait permis de réaliser ce geste, peut-être que c'était le mérite de cette sainte famille de Cohanim, la famille de tes pères.
Tu en aurais sûrement profité, pour me raconter la fois où tu n'en pouvais plus, cette fois où les soucis de la guerre et l’arrestation de ton mari ont eu raison de toi, cette fois où entre deux fuites tu t’es assise sur un banc, en racontant toute ton histoire à une gentille femme, que tu ne connaissais pas. Tu lui as raconté que tu étais juive, seule avec un enfant, que tu en avais marre de fuir et que c'était trop dur. Tu m'aurais raconté qu'après coup, tu t'en étais voulu d'avoir parlé, de ne pas avoir réfléchi avant de raconter à une inconnue sur un banc ce que tu cachais à tout le monde. Tu m'aurais dit que tu en acceptais les conséquences, et que “si tu étais perdue, tu étais perdue…” [3]
Tu m'aurais raconté que quelques jours après cette rencontre, tu recevais l'invitation du préfet. Le cœur battant, tu décides de te présenter en acceptant le sort d'une Juive, hongroise, fugitive sur une terre étrangère.
Continuant ton récit, tu m'aurais décrit la manière dont il t'a accueillie, et les honneurs qu'il t'avait prodigués en te tendant, sans te poser trop de questions, des nouveaux papiers officiels, passeport pour une autre vie.
Tu t'es longtemps demandé si c'était cette personne distinguée qui t'avait sauvée dans le train qui était à l'origine de tout ça, en comprenant finalement que c'était cette dame, à qui tu avais ouvert ton cœur l'autre jour, sur le banc de son jardin privé, où tu étais entrée par erreur. C'était la femme du préfet, qui t'avait offert ces papiers de liberté…
Perdue dans tes souvenirs, tu m'aurais raconté tes voyages en Israël, après la guerre, pour revoir ton frère, seul rescapé de ta famille. Tu m'aurais parlé de la tombe du Rambam, de Yamit, et de la Knesset que tu as connue en construction. Me décrivant la manière dont tu languissais cette terre, qui faisait tellement partie de toi…
Tu m'aurais raconté cette nouvelle famille que tu as construite avec papi Chlomo, survivant des camps, qui a perdu pendant la guerre sa femme et ses enfants. Tu m'aurais raconté comme tu avais de la peine pour cet homme, et tout ce que tu avais fait pour soulager la douleur de ce rescapé meurtri du camp de Buchenwald.
Tu m'aurais raconté les trois enfants que tu as eus avec lui, “de ton sang, tu as revécu…” [4]
Et moi je t'aurais raconté que j'ai des enfants. Je t'aurais dit que je me suis mariée avec un Avrekh (étudiant en Torah), comme si la Torah languissait la maison de tes pères.
Je t'aurais raconté que je vis à Jérusalem et que mes enfants sont blonds aux yeux bleus comme le ciel.
Je t'aurais raconté les événements passés, lorsqu’on s'est de nouveau attaqués à la maison de Ya’akov. Je t'aurais raconté que c'est vrai qu'on a été amputés, mais nous continuons à marcher, sans béquille, la tête haute.
Je t'aurais raconté comme nous avions avancé, comment cette situation banale, de Juifs persécutés en exil sans défense, est la chose la plus impensable qui ait pu nous arriver.
Je t'aurais raconté que nous sommes la génération de la Guéoula (délivrance), que des soldats en uniforme brodé de la couronne du Machia’h, surveillent les murailles de Jérusalem.
J'aurais aussi essayé de te décrire ce que j'ai ressenti quand j'ai lu les mémoires de ton enfance, les mémoires de ta vie, que tu appelles "ombres et lumières".
Je t'aurais raconté que j'ai essayé de retrouver la ville de ton enfance, comme j'ai cherché la chanson qu'on chantait chez toi à la fin du Séder de Pessa’h, cette chanson qui clôt ton livre, cette chanson qu'a écrit le Admour, cette chanson qui parle de l'oiseau aux pattes jaunes et aux ailes bleues comme le ciel, qui représente le peuple d'Israël qui retrouvera son nid, lorsque le temple de Jérusalem sera reconstruit.
Je t'aurais raconté que je suis assise dans ma terrasse à Jérusalem en train de t'écrire cette lettre, pour parler de toi, mamie Adèle, cette femme juive hongroise, qui a bénéficié de tant de miracles, cette femme qui a tenu avec courage. Cette femme qui a travaillé toute sa vie, en économisant pièce par pièce pour être enterrée au mont des oliviers, le plus proche du temple de Jérusalem, le plus proche du Beth Hamidkach.
J'espère que tu me pardonneras, mamie, d'avoir emprunté le nom de ton livre pour intituler la lettre que je t'adresse aujourd'hui. Je sais que tu comprendras qu'il était important pour moi de parler des ombres mais aussi de la grande lumière qui a accompagné ta vie. Comme tu le décris dans ton livre, comme l'histoire de ta vie…
Avec tout mon amour et mon admiration,
Ta petite-fille,
‘Hanna.
[1] Chir Hachirim (Cantique des cantiques), (7, 2)
[2] Pirké Avot (Maximes des Pères), (2, 10)
[3] Méguilat Esther (4, 16)
[4] Yé'hezkel (16, 6)