Rachel De Soria Vitanyi

Profession : psychanalyste

Age : 60 ans

Etat civil : mariée, 2 enfants, 11 petits-enfants

Francophone

Habite depuis 18 ans en Israël

Mme Vitanyi nous accueille avec une grande affabilité dans le calme de son appartement d’Har Nof. On y accède par un petit jardin plein de charme. Elle vous parle très ouvertement, comme à une amie.

Je règle le dictaphone sur volume maximum, pour ne pas perdre un mot de notre conversation.

Bonjour Madame Vitanyi, merci de nous recevoir pour cet entretien. Vous êtes psychanalyste, spécialiste de l’enfance, auteur de nombreux ouvrages sur le développement de l’enfant, le couple et la femme. Vous avez été l’élève directe du Docteur Lacan et après avoir travaillé 25 ans en France, vous avez fait votre Aliyah.

Vous recevez les gens en analyse et également pour des conseils dans les locaux de votre association « Kirtsono ».

Les problèmes pour lesquels on vient vous voir ont-ils changé depuis le début de votre carrière ?

Oui. Il y a 30 ans, on venait beaucoup pour des problèmes et des questions d’éducation.

Plus tard a commencé la vague du Chalom Bayit, des problèmes de couple. Aujourd’hui, on vient pour des problèmes de « Touma », et tout ce qui a trait à l’impureté, aux relations interdites, aux mœurs : des hommes qui sont tombés dans le visionnement incessant de films licencieux, et parfois à des passages à l’acte, où la sainteté du couple et la fidélité s’effondrent. Ce que je vois est terrible.

Je voudrai citer un court passage de votre livre « Ecoute mon fils » qui résume parfaitement le désarroi dans lequel de nombreux parents se trouvent face aux défis de l’éducation :

« Quand il vient au monde, l'enfant est pur et sans détour, il écoute avec son cœur, et son âme est toute entière disposée à ses parents.

Le rôle des parents est de transmettre aux enfants dès leur plus jeune âge les valeurs essentielles de l'existence. Alors que cette transmission semble simple pour des adultes bien attentionnés, elle s'avère malgré tout dans bien des cas, difficile, détériorée ou saccagée. »

Pourquoi cette transmission est-elle si ardue ? On a parfois l’impression d’avoir abîmé en voulant éduquer et qu’il aurait mieux fallu laisser grandir sans trop intervenir.

Le monde d’aujourd’hui travaille trop avec son « Sékhel », l’intellect. Autrefois, le cœur marchait beaucoup plus. Les choses se faisaient spontanément, intuitivement. Une maman « veillait au grain ». Elle sentait les choses.

J’utilise exprès le mot « Sékhel » en hébreu, qui vient de la racine Shkhol, qui veut dire détruire, avorter. Mais, et on voit là l’intelligence incroyable de la langue hébraïque, car le mot signifie également « faire le deuil d’un enfant ».

Je travaille beaucoup avec des jeunes, et mon approche est plutôt celle d’une grand-mère qui donnerait des conseils, qui leur parlerait de la vie.

L’autre jour, une jeune fille de 17 ans est venue me voir. Elle fait encore ses besoins sur elle. Sa mère m’a dit qu’ils ont déjà été voir 3 psychologues et 2 psychiatres. Ça n’a rien donné.

Cette jeune fille m’a expliqué son problème et je lui ai dit tout simplement, même un peu sur un ton de plaisanterie : « Eh bien alors ! Comment vas-tu te marier ? Dans 3 ans tu as 20 ans ! »

Elle m’a regardée et m’a répondu, ébahie : « C’est la première fois qu’on me dit ça ». Elle a tout à coup réalisé : dans trois ans, elle pouvait se marier ! Je lui ai donné des « devoirs » à faire et lui ai demandé à la fin de l’entretien si elle voulait revenir. Elle m’a répondu : « Oui ! Je veux y arriver, je veux y arriver. »

Même dans les milieux pratiquants on voit des enfants qui rejettent. Pourtant, les parents étaient remplis de bonnes intentions. Peut-on mettre le doigt sur une erreur ?

Des parents me disent : « J’en ai 7 parfaits, qui suivent la ligne, et avec celui-ci, je ne sais pas quoi faire. »

Mais il est différent, prenons-le donc différemment : on ne va pas tous les mettre dans le même moule ! Chaque enfant vient avec ses difficultés, les réparations qu’il doit accomplir dans ce monde. Il faut le prendre avec ses différences.

J’ai eu un cas : un Rav de Bné Brak qui est venu me voir désespéré pour son fils, jeune Bar Mitsva, qui s’était pris de soigner les chats et les oiseaux blessés. J’ai dit au père : « Laissez-le faire. Il ne fait de mal a personne. Ça lui fait du bien, il ne court pas les rues avec les voyous. » Ça a duré 2 ans et il est retourné à l’étude.

Il faut tolérer. La Torah, je n’arrête pas de le dire, doit être vivante. Hachem veut des bons juifs, mais certainement pas des clones.

Vous dites que des parents qui transmettraient un message équivoque ou tronqué ferraient plus de dégât qu’un message qui serait complètement faux. Pouvez-vous nous donner un exemple de ce cas de figure.

Absolument. Définissons le terme d’équivoque. Ça serait un Rav ou un parent qui exigerait un comportement de l’enfant, que lui-même ne respecte pas.

 J’ai eu le cas d’un jeune qui est venu me voir, en colère : il avait été renvoyé car il n’avait pas mis sa veste pour Min’ha. Le Rav, lui, n’avait pas mis son chapeau… Et le jeune lui avait fait la remarque en face !

L’enfant est vrai, « Emèt », et il ne peut pas comprendre l’incohérence.

Tous les matins, dans la prière, on dit : « Baroukh Omèr Vé’ossé » (« Béni soit Celui qui dit et accomplit »). D.ieu fait ce qu’Il dit. D.ieu fait ce qu’Il promet. On doit faire de même.

Autre exemple, très courant : un père promet quelque chose à son fils et ne l’accomplit pas : une paire de chaussures, de rentrer tôt un soir pour l’aider dans ses devoirs, etc. Encore des incohérences. Plus que ça : j’ai des enfants qui me disent : « Papa promet des choses à maman et ne les réalise pas ». C’est un choc pour un enfant ou un adolescent de voir cela.

Aujourd’hui, on parle beaucoup d’écoute, de dialogue, de manifestation de tendresse et d’affection à nos enfants. Les mots « sévérité », « punition », « discipline », ont été bannis du lexique. L’enfant contemporain en est-il plus heureux ?

Non, pas du tout. Là aussi le message peut être équivoque. Si l’enfant n’est pas cadré, si on ne lui donne pas de limites, il sentira qu’il est acheté par ces cajoleries.

Les enfants cherchent des limites, des directions, et certainement pas que l’on cède à leur caprice. Je vais vous donner un cas extrême : il y a longtemps, je me suis occupée d’une jeune fille : un papa médecin, une bonne famille, elle avait tout ce qu’elle voulait. Pourtant, elle se droguait. Au cours d’un entretien, elle m’avait dit : « Je rêve d’une claque de mon père ».

Donc, amour et affection, oui, mais n’oublions jamais que l’enfant a excessivement besoin pour un développement optimal de limites et de cadrage.

La Rabbanit Yémima Mizra’hi a un joli mot. Elle dit : « Pour réussir dans l’éducation des enfants : beaucoup de chaleur et d’amour, et encore beaucoup de chaleur et d’amour… à son mari ! » Vous êtes d’accord : l’harmonie du couple à la base de la pyramide ?

C’est tout à fait ça. Je ne peux pas vous faire un dessin, mais si on représentait schématiquement la position des enfants par rapport à leurs parents, on ne devrait pas les placer entre les parents, à égale distance. Non. Il faudrait dessiner le père, à côté la mère et sous la mère les enfants qui regarde l’attitude du père par rapport à sa femme. Cette harmonie est fondamentale. Je garde de mon enfance une image très forte de mes parents : le soir, mon père étudiant ou travaillant dans sa bibliothèque, et ma mère cousant à ses côtés.

L’adolescence est un passage délicat : on voit des enfants brillants se faner, et d’autres qui promettaient moins, s’épanouir. Les dés sont rejoués ?

Il faut comprendre que tout ce qui se passe dans le Néfech (psyché) de l’enfant de 0 à 3 ans va s’enfouir dans l’Etre. Et en fait, tout va ressortir, plus ou moins bien digéré, à l’adolescence.

Un enfant peut cacher une brisure et paraître en effet brillant pour plaire ou pour exister, mais ce ne serait qu’un artifice, et à l’adolescence, les choses se révèlent. L’adolescence est un passage très précieux. Lorsque je travaillais dans les hôpitaux, j’étais connue pour aimer les délinquants, car se sont des jeunes qui réagissent face à la société avec beaucoup de Emèt, mais... maladroitement.

Une crise d’adolescence est-elle obligatoire pour devenir un adulte heureux ?

Définissons les termes : la « crise » est cette métamorphose qui s’opère. On peut comparer ça à une rivière qui se jette dans la mer. Ça fait des remous. Si on empêche les remous, là ça fait une crise. Le problème est qu’on ne sait jamais où les remous vont se mettre : sur la nourriture, les sorties, l’argent. Et les parents sont tout à coup surpris de voir que l’ado oppose une résistance, sur quelque chose qui jusqu'à présent était acquis.

Il faut laisser faire les remous. Ce qui entraîne la crise, c’est qu’on essaye de les figer.

En fait, l’adolescent « cherche » ses parents. Si ceux-ci sont tolérants, le dialogue va s’instaurer et il n’aura pas besoin de se battre avec eux.

Qui est l’ennemi public numéro 1 de l’adolescent ? Internet, l’iPhone ? Le manque de communication ? Le manque d’autorité, de limites ? Trop d’ouverture ? Pas assez ?

Question difficile. Mais je pense que l’ennemi se serait l’absence d’une relation saine entre parents et enfants.

Par saine, j’entends une relation de confiance. Si cette base n’existe pas, alors, bien sûr, tous les iPhone et compagnie viennent se greffer comme un pis-aller pour combler le vide.

Même dans les milieux religieux, on observe depuis quelques années un phénomène nouveau : des jeunes adultes qui tardent à se marier. Ils prétextent qu’ils n’ont pas trouvé l’âme sœur. Mais est-ce qu’un être bien positionné et enclin au mariage ne devrait-il pas facilement faire le pas ?

On peut comparer ça à quelqu’un qui se promènerait dans un supermarché, regardant les rayons, les articles, avec grand plaisir, mais finalement, il ne voudrait pas passer à la caisse. Car la caisse, c’est l’engagement. Il faut payer la facture, et ça, ils ne veulent pas.

Ils restent passifs, fascinés par cet étalage de produits. Le monde moderne, bien sûr, entretient cette passivité.

J’ai donné une conférence en France sur ce thème qui s’appelait : « La magie du virtuel ». Remarquons que le mot « magie » a les mêmes lettres que le mot « image ». On est rivé devant un écran, hypnotisé par des images qui bougent, mais cette attitude enlève toute intelligence à l’être humain.

Vous avez consacré un livre à la féminité dont le titre est « Contre sens et vérité ». Quelle est votre définition de la féminité ?

La féminité est indéfinissable. Des femmes viennent me voir et cherchent à appliquer des recettes. Bien sûr, elles n’y arrivent pas.

La féminité c’est un parfum. On ouvre le flacon. On le sent. C’est une présence qui dure dans le temps, qui imprègne. Et le mari part avec l’odeur du parfum de sa femme.

J’étais un jour dans un mariage, et une femme s’y trouvait, assise a mes cotés : voix rauque, habillée sans vraiment de goût. Mais quand, à la fin de la soirée, je l’ai vue s’adresser à son mari, elle était la personnification absolue de la féminité. Elle ne faisait pas semblant, elle était vraie, parfaitement bien positionnée.

La femme féminine ne se définit que dans son rapport à l’homme. Une mannequin de couverture de magazine peut être plastiquement très belle, mais elle peut être très loin de la vraie féminité.

La place des grands-parents dans l’éducation ?

Les grands-parents, en général, ont du temps, plus que les parents, et une longue expérience de la vie : personnellement, je parle et je raconte énormément à mes petits-enfants. Si je veux leur passer un message, je ne le fais jamais directement. Mais par une histoire, par l’expérience d’un voyage que j’aurai fait. Et au travers de l’histoire, je glisse le message que je veux qu’ils entendent.

Vous-même, si vous voyez une de vos filles faire une erreur avec l’un de ses enfants, est-ce que vous intervenez ?

Ça dépend des gendres (rire). En général, je ne dis jamais sur le moment. Je laisse même faire l’erreur. Et après, si ça se présente, je peux en parler.

Pour mes gendres, je ne suis qu’une belle-mère, et s’ils le prennent mal, je ne suis qu’une mauvaise belle-mère… (rire)

Vous avez grandi dans une famille pratiquante ?

Mes parents sont de grands intellectuels. Ils ont été des Résistants pendant la guerre. Pour eux, la pratique c’était les valeurs comme la Tsédaka, le Emèt, ou l'hospitalité.

Quel a été votre parcours jusqu’au judaïsme authentique ? Pour une psychanalyste, c’est un choix courageux.

En fait, la psychanalyse cherche le Emèt ! En poursuivant son Emèt, sa vérité personnelle, si on est honnête, et si on va jusqu’au bout, on rencontrera le Emet absolu, celui de la Torah.

Lorsque je me suis rapprochée de la Torah, j’ai pensé abandonner la psychanalyse. J’ai pris conseil auprès de Rabbanim qui m’ont encouragée à continuer en me disant qu’au contraire je pouvais par ce biais aider ‘Am Israël.

Vos filles sont toutes les deux mariées à des Avrékhim (étudiants en Torah à plein temps). C’est le choix d’une vie spirituelle intense, mais d’une vie matérielle restreinte. Vous abondez dans le choix de vos filles ?

Complètement. Si ma vie était à refaire, j’épouserais un Avrekh. Il n’y a que la Torah qui compte.

Pourquoi une éducation fondée sur les principes du judaïsme a-t-elle tellement plus de chance de réussir ? Quels sont les ingrédients immuables de la Torah ?

La vie et la joie. Quand la Torah est vécue de façon authentique, comme il se doit, elle est vivante et joyeuse. C’est pour cela que le peuple juif perdure. La Torah est pleine de vitalité, de renouvellement, jamais figée et d’une modernité incroyable.