Il est évident, aujourd’hui, qu’au-delà des problèmes sanitaires qui inquiètent et menacent les populations dans tous les pays de la planète, un autre problème, d’une dimension différente, apparaît à l’horizon : une crise économique d’une ampleur inégalée à l’échelle mondiale. Crise économique liée à une sérieuse crise alimentaire, entraînant une certaine famine dans des pays sous-développés. Au-delà de la chute des marchés boursiers, de l’inflation grandissante et du chômage accru, le monde semble être entré dans une période non seulement inédite, mais peut-être aussi dangereuse pour l’équilibre de notre planète !

Les causes en sont multiples : le chômage dû au confinement a assurément été à l’origine de cette dépression mais aussi l’arrêt des voyages internationaux a détruit les sources du tourisme et donc les bénéfices habituels des compagnies d’aviation ont fondu. La vie économique a profondément changé, de façon inattendue. Pouvons-nous dire, à l’heure actuelle, qu’une amélioration est en voie, et que la crise actuelle n’est qu’une panne dans un processus, qui doit connaître toutes sortes de transformations ? Si l’on se réfère à des phénomènes contemporains, comme la grippe espagnole dans les années 1920 – qui a causé, en Europe, plus de 100,000 morts – ou le krach financier de 1929, qui a eu comme conséquence l’affaiblissement de l’Allemagne, et donc a été à l’origine de la Seconde Guerre Mondiale, si l’on se réfère donc à ces précédents, saura-t-on éviter des catastrophes globales ? Dans une chronique précédente, on a déjà cité les pronostics de ce sociologue américain qui prévoyait, il y a déjà plus de dix ans, la fatalité d’un effondrement de la civilisation actuelle. Le problème actuel est de tenter d’éviter cet effondrement, avec les moyens en notre possession. Pourrait-on – utopie peut-être irréalisable ! – imaginer une décomposition de la planète, et verra-t-on chaque nation s’enfermer dans un quant à soi protecteur ? Après avoir connu l’âge numérique, atomique, industriel, reviendra-t-on à un âge agricole ? Un retour en arrière est-il possible ? La société peut-elle se changer, et l’être humain, toujours tourné vers l’avancée, vers le progrès, peut-il faire marche arrière, reculer, et, entre autres, revenir à un statut protecteur de la nature ? Autant d’interrogations, qu’il est peut-être désagréable de poser, et qui, cependant, méritent la réflexion ! « Le progrès peut-il reculer » apparaît comme une question hérétique, mais elle semble imposée par la réalité nouvelle. Ayons le courage, aujourd’hui, dans un imbroglio qui n’est pas seulement économique, mais aussi idéologique, de réfléchir à ce bouleversement intellectuel !

Ici apparaît, à l’horizon, une lueur qui peut éclairer les ténèbres qui nous enveloppent aujourd’hui. On sait qu’existent deux perspectives généralement relatives au déroulement de l’Histoire universelle : à la lecture grecque cyclique du retour – nostros – d’Ulysse retournant à son île natale s’oppose une lecture hégélienne d’une progression vers un but, vers un avenir meilleur. Cette lecture, fondée sur une perspective judéo-chrétienne prophétique est à la source du marxisme. Mais où va-t-on ? Vers quel but ? Où mène ce progrès apparent, base de la société moderne ? L’odyssée du « nostros », elle aussi, n’est qu’une aventure, sans but final. A cette lecture, s’oppose, certes, le départ d’Abraham vers une transcendance qui se promet, et confirmée par la Révélation, mais elle se complète, s’accompagne de la figure de Moïse, et s’achève par la Rédemption, qui assure un avenir à l’aventure humaine. Au-delà de l’« être juif », c’est la figure d’Adam qui apparaît. Citant un texte du Talmud, Benny Lévy écrit : « [La Révélation] dit l’ordre de l’être juif : elle est facticielle (apparente) et non historique. En ce sens le Juif est immobile. Dans le langage de la Science : il y a une Torah d’Adam : à Israël, selon la Guemara, le prophète dit : Vous êtes appelés Adam » (Etre Juif, p. 15), et complétant cette intuition, Benny Lévy commente : « La question universelle, cela signifie : fin du monde. La réponse est juive, cela signifie que le Juif a anticipé la fin du monde… Chaque fois que l’humanité a une expérience de la fin du monde, elle pourrait – si elle était raisonnable, se retourner vers cette figure du Juif qui anticipe la fin » (Ibid. p. 26-27). Il y a peut-être ici une réponse aux questions soulevées précédemment. Le problème universel posé à notre époque.

Il n’est pas question de revenir à une civilisation primitive, de condamner la technique qui a, certes, amélioré les conditions de vie de l’humanité, mais de savoir vers où l’humanité avance. La « fin » du monde doit être comprise comme « but », comme le suggère l’hébreu : « Takhlit » (objectif final). Mais il ne faut pas occulter l’idée que le Temps est aussi un élément créé. Le Nom d’HaChem – le Tétragramme – implique une Présence de l’Absolu dans le passé, dans le présent et dans l’avenir. C’est à l’homme, éphémère, de donner un cachet de sainteté à la matière, afin d’assurer un avenir positif à la Création. Ni crise, ni panne, les difficultés économiques sont le reflet de l’effort de l’homme. Quand Avraham Avinou a construit un « bosquet » pour ses hôtes, il leur offrait « nourriture », « boisson » et « logis », mais leur rappelait et leur disait de remercier Qui était à l’origine de ces biens ! Il est nécessaire de ne jamais oublier cet enseignement !

Et cependant, ajoutons une idée, peut-être banale, mais que l’actualité impose : on peut s’attendre ici à une réaction violente, naturelle : « Quoi ? Vous voulez répondre aux problèmes économiques par un retour à D.ieu, à la sainteté ? » Les difficultés économiques, le confinement, le virus, les bouleversements sociaux, les questions face à la globalisation, tout cela est un prétexte à revenir vers la religion ! On monte dans le train, on utilise les difficultés et on les dirige vers nous ! Que signifie ce tour de passe-passe ? Profiter de la souffrance, de l’inquiétude, physique, alimentaire, sanitaire, pour arriver au judaïsme ? Emmanuel Levinas, philosophe de notre époque, qui a vécu la Shoah dans sa chair, répond à ces objections : il définit : « Adam, dont le corps contient toute l’humanité » (cité dans « Visage continu » de Benny Lévy, p. 90) et explique la phrase de Rosenzweig : « La question est d’ordre universel, la réponse est juive » (Etre juif, p. 25). C’est ici le lieu où convergent les difficultés de l’humanité, absolument inédites aujourd’hui, et de sens de responsabilité de l’être juif. Un chroniqueur de l’Express (n° 3591, Avril 2020, p. 82) déplore les dangers du confinement imposé en France, et cite, de façon significative, l’histoire biblique de Job : « Job avait tout, force et réputation, richesse et descendance. Lorsqu’il fut affligé de tous les maux, il demande à D.ieu, pourquoi Il lui faisait ça à lui, le plus vertueux des hommes. Et D.ieu de lui répondre en substance : « Tu ne connais rien au monde dans lequel tu vis, et encore moins ce que signifie être responsable de ce monde ». A cela, Levinas répond et explique : « L’universalisme juif… signifie avant tout qu’Israël ne mesure pas sa morale à la politique… La lumière se produira lorsque l’obscurité recouvrira tous les gens… qui vous appellent : de fallacieuses confrontations… Au moment où la tentation politique de la lumière ‘des autres’ est surmontée, ma responsabilité est la plus irremplaçable. La vraie lumière peut luire. Alors s’affirme la vraie universalité, celle qui consiste à servir l’univers. On l’appelle messianisme » (Difficile Liberté, p. 129). Espérons voir cette promesse de réaliser bientôt, de nos jours !