Un fauteuil marron. C’est ce que vous trouverez à l'entrée du bureau de Rav Moché Klein, Rav des hôpitaux Hadassa à Jérusalem.

« Vous savez à qui a servi ce fauteuil ici présent ?, me demande Rav Klein avec émotion. Il a servi à une illustre personne. C’est le fauteuil sur lequel s’asseyait Maran Rav Ovadia Yossef quand il étudiait la Torah pendant ses hospitalisations. Il était de son usage exclusif. Après sa mort, l'hôpital n’a pas voulu attribuer ce siège à qui que ce soit d’autre et il a été amené ici ».

Un an et demi déjà que la lumière qu’était Maran s’est éteinte et que sa présence nous a laissés orphelins. La tristesse et le choc tourmentent encore nos âmes. Pour le Rav des hôpitaux Hadassa, dans lesquels Maran a séjourné au crépuscule de ses jours, la peine et les souvenirs de Maran sont toujours présents, comme si cela s’était passé hier. Aujourd’hui, pour la première fois, il ouvre son cœur et nous parle de la conduite de Maran dans les derniers temps de sa maladie, y compris les plus pénibles.
 

L’esprit du 8ème étage

« A chaque fois que je vais dans la salle de soins intensifs au 8ème étage dans laquelle Maran "Yabia Omer" est décédé, je me dis toujours en poussant la porte que je vais peut-être malgré tout le trouver dans la pièce », dit Rabbi Klein.

« Parfois l’on pouvait voir qu’il souffrait de tout son corps ; il avait beau mordre ses lèvres, il gémissait de douleur. Mais je voyais aussi qu’autant que son corps pouvait être torturé, angoissé et affaibli, combien son esprit restait fort et puissant, avec tout ce que cela implique.

Je peux témoigner qu’alors même que la douleur était insupportable, il n’a à aucun moment délaissé son Limoud Torah. Parfois, on entrait dans sa chambre et on sentait qu’il n’avait même pas décelé notre présence. Il était complètement absorbé dans sa Guémara. Il ne voyait pas du tout ce qui passait en dehors de ça. Et cela, même si vous faisiez du bruit dans la pièce. »
 

On peut dire que Maran était autant relié aux paroles de Rabba et de Rabbi Zirah (des Sages du Talmud) qu'à sa perfusion ?

« Je dirais même encore un peu plus qu'à sa perfusion, corrige Rav Klein. Une perfusion peut se détacher et devenir inerte. Là, la situation était permanente, le lien était résolument indissociable. Il s'asseyait sur ce fauteuil et il étudiait, et étudiait encore. Sans répit ni interruption.

Même lorsqu'il était très faible physiquement, et que la douleur l’attaquait sans relâche, il tenait sa Guémara avec sa main droite levée et continuait d'étudier tout en étant alité. Et chaque fois que j'allais dans sa chambre, il me disait : "Rabbi Moché, priez pour moi. "Si ce n'est Ta Torah qui est mon délice, j'aurais été perdu dans ma misère" (Téhilim 119,92). Avec tous les maux qui m'affligent, seule la Torah me tient." Quand il disait cela, je tremblais…

Je me souviens avoir entendu Maran qualifier l'un de nos plus grands sages actuels de "monument de Oraïta" (terme araméen désignant la Torah). Moi, en voyant Maran plongé dans son étude à l'hôpital, je me disais que lui aussi était un monument de Torah !

Je ne suis pas prêt d'oublier le lendemain du dernier jeûne de Guédalia de sa vie. Le Rav m'a remercié de ce que j'avais fait pour lui à Roch Hachana. Nous avions mobilisé l'office des médecins et une salle de réunion pour les transformer en synagoguede fortune. Après les sonneries du Chofar, Maran a donné "en passant" un magnifique sermon religieux, qui a duré plus d'une heure. Il éprouvait une grande gratitude pour l'organisation de cette Téfila extraordinaire ; aussi, dès le lendemain des fêtes, il m'a embrassé et serré dans ses bras, et a même embrassé le dos de ma main, avant que j'ai moi-même eu le temps d'embrasser la sienne. Je suis sorti de sa chambre et j'ai fondu en larmes. »

La voix du Rav est brisée par les sanglots. Il semble qu'il lui est difficile de parler. Le manque cruel qu'il ressent souvent ne lui laisse pas de répit.
 

« Dites aux médecins qu'ils me libèrent »

« Ce que je vais rapporter là, je l'ai vu de mes propres yeux. La veille du dernier Roch Hachana de Maran, celui-ci agonisait de souffrances, mais il ne voulait pas rester à l'hôpital. "Dites aux médecins qu'ils me libèrent, car ce serait une grande joie pour le peuple d'Israël", m'a-t-il demandé, presque supplié. Cela était évidemment hors de question. Sa maladie était au plus fort. Mais tout ce qui lui importait alors, ce n'était pas sa personne et ses amères souffrances ; il ne se préoccupait que des sentiments de son peuple. Il voulait que les gens célèbrent la fête dans la joie et l'allégresse.

Cependant, après que Maran a réalisé que son état de santé l'obligerait à passer la fête au sein de l'hôpital, il a demandé instamment à ce que la vie continue son cours normal et que la joie de la fête ne soit pas amoindrie en raison de sa maladie. A ce moment, Maran a ordonné à tous ses proches de rentrer chez eux pour préparer les besoins de la fête comme d'habitude, afin qu'il ne manque rien des signes traditionnels pour l'année nouvelle. C'est ainsi qu'il a également ordonné au grand Paytan (chanteur liturgique), Rabbi Moché 'Haboucha, de conduire les prières dans son Beth Hamidrach, comme il le fait habituellement chaque année.

Puisqu’on parle de son dernier Roch Hachana, je vais évoquer un autre point à cet égard : "Je vous en prie, passez-moi Bennett au téléphone, m'a-t-il demandé de toute urgence la veille du Jour du Jugement. Nous sommes à la veille du Nouvel An, et peut-être que maintenant, il va avoir des scrupules au sujet du projet de décret d’enrôlement des Ba’houré Yéchiva. Je voudrais lui dire quelques mots." Voilà ce qu’étaient les préoccupations de Maran, au cœur de sa grave maladie, à quelques heures du Nouvel An juif. »
 

« Merci beaucoup » - pour chaque piqûre

Avez-vous recueilli des impressions des médecins a priori non-religieux de l’hôpital Hadassa ?

« Je vais vous dire : une grande partie des médecins de l’hôpital Hadassa ne portent pas de Kippa, mais une autre partie étudie la Torah. Tous font preuve d’un très grand dévouement, vraiment, pour sauver et guérir des patients, coûte que coûte. De cela nous devons les louer à chaque instant. Cependant, certains ont engagé un dialogue avec Maran. Ils étaient toujours stupéfaits de sa noblesse, de sa sagesse, de son intelligence, et de l'expression avenante qui se dégageait de son visage. Il souriait souvent. Ils ont souvent reçu de lui ses fameuses petites tapes affectueuses. Ils ont très bien compris ainsi qu’il s’agissait d’un homme exceptionnel à l’échelle des générations.

Les médecins l'ont traité avec un grand professionnalisme, mais aussi avec un respect infini. Et avec un sens aigu de la lourde responsabilité qui pesait sur eux de soigner un des dirigeants spirituels du ‘Am Israël.

A la fin de la chirurgie orthopédique que Maran a subie, quelques mois avant son décès, est venu vers moi un infirmier extrêmement ému : "Je n’avais encore jamais vu une personne d’une telle grandeur, me dit-il. Regardez, continua-t-il, nous avons préparé Maran pour son opération. Tout le monde, naturellement, se sentirait en difficulté dans une telle situation si peu agréable. Mais lui, non, pas du tout. A chacune de nos piqûres, il a répondu un très cordial et chaleureux merci : "Que D.ieu vous bénisse "! "L’infirmier qui parlait ne connaissait pas vraiment la profondeur des enseignements de Maran. Il a juste vu son comportement humain, constant, simple. Maran avait une profonde reconnaissance envers les personnes qui étaient bonnes pour lui. »
 

L’intronisation d’un Séfer Torah annulée

Rav Klein ajoute : « Si vos lecteurs savaient combien Maran a souffert, et combien il gémissait de douleur, tout en faisant simultanément d’immenses efforts pour étudier la Torah, même l’imagination la plus fertile n’arriverait pas à la hauteur de la réalité. »

Bien sûr, il y a certainement eu des dilemmes et des questions d'éthique médicale à l'hôpital, au sujet desquels vous avez demandé l’opinion de Maran ?

« Bien sûr, il y a souvent des dilemmes. D'innombrables questions sur des sujets tels que le respect du Chabbath, l'impureté de la personne décédée (pour les Cohanim), la détermination halakhique du moment de la mort, les infirmières se déplaçant pour travailler le Chabbath et souhaitant rentrer chez elles, et ainsi de suite, sont arrivées à sa porte pendant son séjour à l'hôpital. D'ailleurs, même pour lui-même, la question s’est posée de savoir s’il pouvait rentrer chez lui le 2ème jour des fêtes de Roch Hachana, comme il le souhaitait. Vous savez probablement qu’il faut une bibliothèque entière pour obtenir la réponse. Or c’est ce qu’il était lui-même.

Par respect pour Maran, je ne le citerai pas entièrement, mais bien sûr il y a eu beaucoup de questions. Ceci étant, je ne peux pas diffuser ses réponses dans le domaine public. Tout d’abord parce que je sais que ce sont des réponses au cas par cas. Les circonstances peuvent varier d’un cas à l’autre. Chaque sujet doit être scrupuleusement réfléchi.

Le jour même où Maran est décédé devait se dérouler l’intronisation d’un Séfer Torah à l’hôpital. Et la cérémonie a bien entendu été annulée. Nous avons malheureusement accompagné un Séfer Torah à sa dernière demeure au lieu d’en inaugurer un nouveau. »