« Et vous ne vous égarerez pas derrière votre cœur et derrière vos yeux, après lesquels vous vous prostituez. » (Bamidbar 15,39)

Rabbi Ichmaël dit : « Pourquoi est-il écrit : "Et vous ne vous égarerez pas derrière votre cœur" ? Car il est dit : "Réjouis-toi, jeune homme dans ton jeune âge [… et suis les voies de ton cœur]" (Kohélet 11,9) – [Cela signifie-t-il] qu’il doit emprunter le droit chemin ou  bien vivre comme bon lui semble ? C’est la raison pour laquelle la Torah nous enjoint : "Et vous ne vous égarerez pas derrière votre cœur" » (Sifri, Parachat Chéla’h Lékha).

Ce verset, en fin de Paracha, nous interdit de nous comporter en fonction des désirs de notre cœur et de ce que voient nos yeux. Les propos du Sifri, à savoir que l’un des objectifs de ce verset serait d’expliquer un verset de Kohélet, semblent énigmatiques. Ce dernier, à lui seul, aurait pu nous laisser penser que l’on peut faire ce que l’on veut sans forcément suivre le droit chemin. Ainsi, le verset de la Torah (dans la présente Paracha) nous éclaire en affirmant que nous ne devons pas agir suivant ce que notre cœur nous dicte.

Quelle mauvaise interprétation de Kohélet ce verset évite-t-il ? Et de quelle façon empêche-t-il de tomber dans l’erreur ?

D’après le Natsiv[1], le Tana s’interroge sur l’expression « Lo TatourouVous ne vous égarerez pas derrière votre cœur ». Il aurait semblé plus logique d’employer les mots « Lo Telkhou – Vous n’irez point ». En réalité, le mot « Tatourou » a la même racine que le terme utilisé par Moché au début de la Paracha quand il dit aux explorateurs : « Latour Haarets – explorer la terre ». Cela peut signifier « sortir à la recherche de nouvelles voies ». Pourquoi la Torah emploie-t-elle précisément l’expression « Lo Tatourou », comme pour dire « ne recherchez pas de nouvelles voies » ? Le Sifri nous éclaire : on aurait pu penser que le roi Chlomo conseille à l’individu de suivre les désirs de son cœur, mais la Torah affirme que ce n’est pas le message véhiculé dans Kohélet. Certes, il faut satisfaire les désirs du cœur, mais uniquement quand ils sont conformes aux lois de la Torah et au service divin.

Le Natsiv illustre cette idée l’aide d’une Guémara[2]. Celle-ci parle de Amoraïm qui veillaient très rigoureusement à l’accomplissement de certaines Mitsvot, comme celle de Tsitsit, et ils allaient bien au-delà de ce que la Halakha exige. Selon le Yossef Daat[3], cette Guémara nous enseigne qu’il convient de chercher une Mitsva spécifique que nous décidons de respecter scrupuleusement. En effet, chacun a une mission, un rôle, qui lui est unique et qu’il doit remplir. Comment savoir dans quel domaine se spécialiser ? Le Yossef Daat  répond que c’est là qu’il faut suivre les désirs du cœur ; nos efforts doivent être concentrés sur le domaine qui nous attire le plus.

Le Natsiv tire la même leçon et étend cette idée aux autres domaines de la Avodat Hachem, comme l’étude de la Torah, la prière et la bonté à l’égard d’autrui. Chaque individu est attiré vers un domaine particulier et c’est sur lui qu’il doit se focaliser.[4] Et même au sein de celui-ci, il existe plusieurs façons d’exprimer les « désirs de son cœur ». Prenons l’exemple de celui qui aime étudier la Torah ; il pourra choisir pour quel style et quels sujets opter – la Guémara, la Halakha, la Hachkafa… Et l’étude de la Guémara peut se faire en Iyoun (étude approfondie), en Békiout (étude effectuée à un rythme plus rapide), etc. Il en est de même concernant le ’Hessed. Certains se mobiliseront pour récolter des fonds, d’autres travailleront comme bénévoles dans une association (comme la Hatsala), etc. Dans le domaine de la Avoda [prière] également ; certaines personnes auront une approche méditative, tandis que d’autres la chanteront mélodieusement…

En dépit de tout cela, on pourrait encore arguer que certaines personnes peineront à respecter la Torah tout en exprimant leur esprit novateur. La Rabbanite Guila Manolson prouve, dans son livre, que ce n’est pas nécessairement le cas. Elle rapporte dix-huit récits de personnes « innovantes », qui parvinrent à exprimer leur singularité, dans le contexte d’un judaïsme authentique. Elle donne l’exemple d’un thérapeute, d’une « ceinture noire de karaté », d’un historien zoologique et d’un écologiste. Tous furent menés à servir Hachem différemment. La Torah met l’accent sur l’importance du respect de l’environnement ; ainsi l’écologiste pourra étudier et faire découvrir l’approche de la Torah dans ce domaine, et ainsi de suite.

Le besoin ou l’envie de choisir une voie innovante n’est pas partagé par tout un chacun, mais le Natsiv nous enseigne que chaque homme peut contribuer différemment à l’édification du monde à travers une observance de la Torah qui lui est propre.
 

[1] Émek Davar, Bamidbar 16,41.

[2] Chabbat 118b.

[3] Ibid.

[4] Inutile de préciser que tous les domaines de la Avodat Hachem sont à respecter et que l’on ne doit pas mettre l’accent sur l’un d’eux, aux dépens d’un autre. Nous nous concentrons ici sur le fait de fournir un effort supplémentaire dans un domaine, tout en respectant l’ensemble de la Torah.