La scène qui ouvre la Paracha Vayéra est bien connue. Avraham, fatigué et convalescent des suites de sa circoncision, se repose à l’entrée de sa tente. Nos Sages nous disent qu’il était en « discussion » avec D.ieu, venu le soutenir comme le veut la Mitsva de Bikour ‘Holim - rendre visite aux malades.

Soudain, Avraham aperçoit trois hommes, trois bédouins, qui cheminent dans le désert. Avraham décide alors, de manière très surprenante, de suspendre séance tenante son « échange » avec D.ieu pour se dépêcher d’offrir l’hospitalité à ses trois visiteurs. Avraham, malade et faible, laisse alors place à un nouvel homme, plein de vigueur, d’entrain et d’initiative. Les versets sont éloquents sur la métamorphose vécue par Avraham. Ils emploient ainsi une succession de verbes d’action évoquant un grand dynamisme :

« En les voyant, il courut à eux du seuil de la tente et se prosterna contre terre. […] "Qu'on aille quérir un peu d'eau ; lavez vos pieds et reposez-vous sous cet arbre. Je vais apporter une tranche de pain, vous réparerez vos forces, puis vous poursuivrez votre chemin, puisque aussi bien vous avez passé près de votre serviteur." Ils répondirent : "Fais ainsi que tu as dit". Avraham rentra en hâte dans sa tente, vers Sarah et dit : "Vite, prends trois mesures de farine de pur froment, pétris-la et fais-en des gâteaux." Puis, Avraham courut au troupeau, choisit un veau tendre et gras et le donna au serviteur, qui se hâta de l'accommoder. Il prit de la crème et du lait, puis le veau qu'on avait préparé et le leur servit : il se tenait devant eux, sous l'arbre, tandis qu'ils mangeaient. » (Béréchit 18, 2-8)

Que s’est-il donc passé pour qu’Avraham connaisse un rétablissement aussi fulgurant ?

Les Patriarches ont ceci de particulier qu’ils ont incarné et diffusé dans le monde de grandes valeurs morales de manière absolue. Ils ont poussé ces qualités au plus loin de ce qu’un homme peut espérer atteindre. Avraham, le premier des Patriarches, s’est caractérisé par son ‘Hessed, sa bonté. Il a consacré sa vie à faire le bien, à témoigner de la sollicitude à ses contemporains, à les protéger et à essayer de les rapprocher de D.ieu.

Dans le passage que nous avons évoqué ci-dessous, nous constatons le merveilleux « élan vital » insufflé à Avraham dès lors qu’il a pu accomplir une Mitsva qui lui était chère : prendre soin d’autrui. A ce moment, il ressent une harmonie intérieure, il coïncide avec l’essence de son âme et son être entier déborde de bonheur, éclipsant la douleur physique qu’il ressentait lorsqu’il était seul, sans possibilité de faire une Mitsva, fut-il en train de parler à D.ieu.

En effet, faut-il le rappeler, la Torah n’est pas une religion de la méditation solitaire retirée du « vacarme » du monde. Elle incarne au contraire l’ambition d’élever le monde dans ses différentes dimensions à la dignité d’y accueillir la Présence divine. Aussi, le bonheur ne se trouve pas dans une recherche solitaire, égoïste, mais avant tout dans la relation à l’autre, et plus précisément dans la capacité de l’homme à « donner ».

En effet, le cœur de l’homme peut être attiré par deux tendances naturelles : « prendre » ou « donner » (Rav E. E. Dessler). Et, à cet égard, la Torah exhorte l’homme à rejeter la première pour développer dans son cœur une propension au « don », à l’empathie avec autrui.

Celui qui est capable du « don » est prédisposé au bonheur car effectivement, en s’ouvrant à son prochain, il témoigne de son équilibre intérieur, de sa capacité à dépasser ses appétits égoïstes pour se préoccuper du bien-être d’autrui.

L’homme généreux est parvenu à dompter son désir de jouissance individuelle, il est parvenu à mettre une limite à sa volonté « d’avoir », au vertige des possessions matérielles. Il a compris la vanité de ces recherches qui se renouvellent sans cesse et maintiennent l’homme dans un sentiment d’insatisfaction permanente. Elles ne font qu’ajouter de la frustration à l’égoïsme.

Pour connaître le bonheur authentique, l’homme doit se méfier de tous les faux-semblants qui lui donnent une illusion de bonheur rapide, immédiat, mais qui ne lui apportent en réalité aucune joie à long terme. La félicité authentique s’acquiert dans un double mouvement : une gratitude pour ce que l’on possède, et l’ouverture sur autrui.

Nos Sages nous enseignent ainsi : « Qui est l’homme riche ? Celui qui est heureux de son sort » (Pirké Avot).  Un tel homme, affranchi des frustrations et de la jalousie, est effectivement capable de sortir de son « ipséité », de sa propre personne, pour s’intéresser à autrui. Or, cette rencontre avec le visage d’autrui, cette capacité à répondre à ses besoins, à ses attentes, est pleinement constitutive de l’humanité de chaque homme, et sans aucun doute de sa sainteté.

Le Rav Israël Salanter résumait ceci de manière définitive : « Les besoins matériels d’autrui sont mes besoins spirituels ». Les aspirations de l’homme à la proximité avec Hachem et à un sentiment de plénitude ne peuvent être satisfaites dans un repli sur soi, elles ne s’atteignent qu’en répondant à l’appel de l’autre.

Et de fait, si la capacité à donner est si importante dans notre tradition, c’est précisément car elle permet à l’homme d’atteindre sa plus haute dignité : la ressemblance avec l’Eternel.

Lorsque la Torah écrit que l’homme a été fait à l’image de D.ieu, cela nous indique que l’homme est capable de s’inspirer de Ses attributs pour agir avec ses semblables. Il est ainsi capable de ressentir de la pitié, de faire preuve de miséricorde, de générosité, et bien sûr de donner. En effet, D.ieu se caractérise tout particulièrement par les dons infinis et permanents qu’Il octroie à l’homme. Ces dons n’ont aucune contrepartie car D.ieu n’a aucun besoin, ils témoignent simplement de la bonté désintéressée de l’Eternel.

Lorsque nous répondons à l’appel d’autrui, à ses besoins matériels ou spirituels, nous rendons hommage au Créateur en Lui témoignant notre gratitude. Non pas une gratitude théorique, intellectuelle, mais une gratitude concrète à travers laquelle nous aussi, à notre modeste mesure, nous nous efforçons de sortir de notre égoïsme pour accueillir autrui et ses besoins, et tenter d’y répondre.

Voilà pourquoi Avraham ne voyait pas de difficulté à suspendre le dialogue qu’il avait avec Hachem pour aller accueillir ses invités. Il s’agissait d’une autre manière de célébrer le Créateur, il poursuivait le dialogue autrement.

Méditons ces mots merveilleux de Rav Dessler : « Donner est le propre de celui qui est heureux de son sort. Sa joie est celle de la quête spirituelle qui estompe tout autre recherche. Il est comme un fleuve qui déborde partout sous l’afflux de ses eaux vives. Son cœur s’élargit aux dimensions de son bonheur, il veut y faire baigner tous ceux qu’il aime. De cette plénitude de joie et de bonheur découlent le don de soi et l’amour » (Mikhtav Mééliahou, discours sur la bonté).