Bonjour. Je m’appelle Myriam et j’habite la Ville sainte, Jérusalem. Je suis montée de France il y a quelques années, alors que j’étais encore étudiante. J’avais alors entrepris cette initiative téméraire dans le but de me rapprocher de Hachem et de mon peuple. De comprendre qui je suis et d’où je viens. Ici, j’ai pu, grâce à D.ieu, renouer avec mon héritage ancestral et fonder un foyer cacher avec mon époux, David, lui aussi ex-nouvel immigrant devenu avrekh (étudiant en Torah) à temps-plein. Je ne fournirai pas plus de détails sur notre vie afin que l’on ne nous reconnaisse pas.

Comme nombre d’autres avrékhim, nous ne roulons pas vraiment sur l’or (c’est le moins qu’on puisse dire). Mon mari rapporte chaque mois sa maigre bourse du kolel, sur laquelle sont généreusement ponctionnés ses quelques éventuels jours d'absence. Ma paye et les quelques aides accordées ci et là ne peuvent venir à bout de la longue liste de factures et autres dépenses accumulées tout au long du mois. Si aujourd’hui, notre situation s’est quelque peu améliorée, les premières années de mariage, alors que nous étions encore sans enfants, furent les plus dures de toutes. Pourtant, jamais Hachem ne Se détourna de nous. Les deux récits que je vais rapporter ici sont véridiques. Ils prouveront, si besoin était, que D.ieu n’abandonne jamais Ses enfants et qu’Il laisse toujours entrevoir Sa face à ceux qui placent leur confiance en Lui. Qu’aurions-nous pu faire d’autre, alors que Souccot approchait et que nous étions sans le sou ?  

14 tichri, au matin. Je me rendis au travail en essayant de chasser de mon esprit le fait que quelques heures plus tard, la fête de Souccot allait rentrer, et que nous, nous étions toujours sans Soucca. Tous les plans que nous avions mis au point dans le but de nous en procurer une n’aboutirent pas. Nous avions pu in extremis, par je ne sais quel procédé bancaire acrobatique, acheter le nécessaire pour le yom tov. L’essentiel était donc sauvé. Mais l’idée de passer la fête dans notre salle à manger habituelle, seuls de surcroît, alors que tous s’apprêtaient à s’abriter sous les ailes de la chekhina, ne me quittait pas... Nous en étions presque au point de regretter la Soucca communautaire dans le froid parisien, arrosés ci et là de généreuses gouttes d’eau... Ici, il n'était pas question pour nous de nous rendre à la synagogue. Nous n’étions rattachés à aucune communauté particulière dans notre quartier et n’avions aucune envie de ressentir la sensation pénible de passer la fête dans un environnement étranger, alors que tous sont en famille. En arrivant sur mon lieu de travail, je tentais tant bien que mal d’afficher la même mine enjouée que mes collègues, occupées à échanger des recettes de plats pour la fête…

Mon désespoir était à son comble. Quelques personnes me demandèrent où nous passions la fête, si nous étions invités etc. Je ne pouvais me résigner à me confier à qui que ce soit. Je m’appliquai donc à répondre de manière aussi évasive que possible, comme quoi nous n’étions pas « encore » fixés, mais que nous allions voir etc. Essayant de me plonger dans mes tâches du jour, je n’aperçus pas une de mes collègues s’approcher de moi. Tsipora est une jeune femme pétillante, à l'intelligence vive, qui habite à deux pas de chez moi, ce qui mérite d’être relevé car rares sont les français là où nous habitons. Tsipora m’accosta (oui, c’est vrai, le sérieux n’était pas vraiment à son comble au bureau en cette veille de fête…) : « Salut Myriam ; alors vous faites quoi pour la fête ? » Je ne sais pas pourquoi, mais à cet instant précis, je sus que Hachem me l’avait envoyée. Elle était la seule à me poser cette question de manière sincère, dans le but réel de savoir si nous avions où passer la fête et pas seulement pour avoir de quoi alimenter ses conversations à ‘hol hamo’ëd. Je saisis donc la perche qu’elle me tendait : « Euh, eh bien, à vrai dire, chez nous, à la maison. Nous n’avons pas réussi à nous organiser pour nous procurer une Soucca. Tu sais ce que c’est, la première année de mariage, on est toujours un peu à la traîne... » « Sans rire !, s'exclama-t-elle. Mais vous n’allez pas passer la fête comme cela ! Demain midi, nous sommes invités, mais pour ce soir, justement, nous cherchions des invités ! » Quelque peu gênée, j'essayai de repousser l’invitation : « Non, franchement, tu as déjà dû cuisiner, je ne voudrais pas m’imposer... » Mais elle était catégorique : « Je t’assure, c’est fou, ce matin encore, mon mari me disait que c’était dommage que nous n’ayons pas d’invités pour ce soir ! Il m’a demandé de tâcher d’en trouver. Quelle coïncidence que vous n’ayez pas de Soucca et que vous habitiez juste à coté ! » Vaincue, mais soulagée, j’acceptai en jetant un regard de reconnaissance vers le Ciel.

« Baroukh Hachem, quelle Providence ! Reste à savoir ce que nous allons faire pour le reste de la fête... », me fit délicatement remarquer David à l’autre bout du fil… Je préférais ne pas y penser. De toute manière, si Hachem souhaitait que nous passions des fêtes de Souccot dignes de ce nom, Il ne manquait certainement pas de stratagèmes afin de concrétiser Ses desseins, me dis-je. Et si Sa volonté était que nous nous contentions de notre salon, entre quatre yeux, eh bien, qu’à cela ne tienne, il faut savoir se réjouir de son lot.

Je pressai le pas, j’avais encore du travail chez moi avant que la fête ne rentre.

La soirée chez le couple Tsipora-Gabriel fut charmante. Ils surent nous recevoir avec l’amabilité et la chaleur dignes des descendants d’Avraham avinou. Dans mon for intérieur, je leur en étais infiniment reconnaissante, consciente de la soirée que nous aurions passé à nous ronger les sangs chez nous. De retour à la maison, j’étais bien trop plongée dans ces pensées pour penser au lendemain. J’étais loin de m’imaginer que la Soucca qui nous attendait pour le reste de la fête avait été dressée cette fois-ci par Hachem Lui-même...    

15 tichri, toujours au matin. Je me penchai par la fenêtre afin d’observer l’ambiance au-dehors en ce premier jour de fête. La rue, même dans ce quartier pas forcément orthodoxe, était emplie de belles Souccot décorées. L’air respirait la fête. Tout à coup, dans le jardin de notre immeuble, mon regard fut attiré par la Soucca de notre voisin, celui qui habite le rez-de-jardin en bas. Avant de poursuivre, je me dois de consacrer quelques mots à cet étrange personnage. Quelques semaines auparavant, cet appartement inhabité à l’entrée de l'immeuble avait vu débarquer un locataire quelque peu farouche. Il s’agissait d'un monsieur d'une cinquantaine d'années, américain, qui, d’après ce que j’en avais entendu, venait de mettre un terme à son mariage. Il emménageait donc seul, sans ses enfants, dans ce grand quatre-pièces. On le voyait peu et les quelques rares apparitions qu’il faisait dans la cage d’escalier ne donnaient pas forcément une image fidèle du personnage, du moins je l’espérais. Il paraissait toujours évoluer dans une autre sphère, probablement étourdi par la prise régulière de calmants. Quelques jours avant la fête, j’avais vu ses fils, deux grands gaillards âgés d’une quinzaine d'années, arriver avec du matériel flambant neuf et lui dresser une belle Soucca. Et comme les Américains ne font jamais rien à moitié, ils avaient même porté une table, des chaises et tout ce qui était nécessaire à l’intérieur. Même les décorations n’avaient pas été oubliées.

C’est donc en voyant sa petite Soucca qu’une idée germa dans mon esprit : « David, nous pourrions essayer de demander à l’américain du rez-de-chaussée la permission d’utiliser sa Soucca pour ce midi, tu ne penses pas ? 

–          Mais il doit certainement l’utiliser, comment veux-tu que nous y allions ?

–          Non, je ne dis pas de le chasser, mais on peut au moins essayer de lui demander. Tu sais, il est seul, il ne va donc pas s’y éterniser. Au pire, on pourrait attendre qu'il finisse de manger et y aller ensuite. En plus, j’ai remarqué hier soir qu’il ne se trouvait dans sa Soucca ni quand nous sommes sortis, ni quand nous sommes rentrés. Et là, à l’heure où la plupart des gens sont déjà attablés, il n’y est pas non plus. A mon humble avis, il ne doit pas l’utiliser du tout, ou très peu.

–          Bon, vas-y, tu peux lui demander. »

     Je descendis les escaliers quatre à quatre. Arrivée face à la porte de l’américain, je pris mon souffle et tapai à sa porte. Au bout de quelques tentatives, il m’ouvrit enfin, les yeux encore éblouis par la lumière. A l’intérieur, la pénombre était presque totale. Je crus l’avoir réveillé d'une longue période d’hibernation. Je lui demandai dans mon anglais hésitant : « Good morning, enfin good afternoon, excusez-moi, euh, en fait voilà : nous n’avons pas de Soucca, pourrions-nous éventuellement utiliser la vôtre juste pour ce midi ? » Après s’être quelque peu secoué de sa torpeur, et après un petit instant de silence, il me répondit avec un geste de la main : « Oh yes, oui, bien sûr, allez-y, allez-y. Ce sont mes fils, vous savez ce que c’est, ils me l’ont construite pour me faire kavod, mais bon, tout seul, je ne vais pas l’utiliser. J’irai tout au plus y grignoter un petit quelque chose tout à l’heure. D’ailleurs, je vous la laisse pour toute la fête. » J’écarquillai les yeux. Encore sous le choc de sa réponse, je me hasardai : « Etes-vous certain ? Non, on ne voudrait pas euh, c’est-à-dire… déranger… » Il paraissait surtout pressé de me congédier : « Non, non, fit-il encore avec le même geste de la main. Je vous ai dit qu’il n’y a pas de problème. Allez-y, allez-y. » Le claquement de sa porte qui se refermait à ma face me secoua de mon étourdissement. Non, je ne rêvais pas : nous avions une Soucca pour la fête !

C’est en pénétrant à l'intérieur de ce petit havre de paix, que David et moi-même découvrîmes, ébahis, une petite Soucca adorablement arrangée, simple et majestueuse. Elle semblait attendre patiemment notre venue. Hachem n’avait négligé aucun détail… Il y avait un néon et de quoi se laver les mains… Pleins de reconnaissance envers Hachem, nous levâmes les yeux vers le ciel, visible entre les branches de palmier, pour Lui adresser un chant de reconnaissance.

Et comme la Soucca contenait quatre places, et que nous n’étions que deux, nous reçûmes le lendemain de yom tov l’appel de deux amis de France de passage dans la Ville sainte, qui désiraient savoir s’ils pouvaient se joindre à nous pour la fête. Histoire de ne pas fêter Souccot seuls...

     L’année suivante, il nous arriva une histoire encore plus singulière. N’allez surtout pas croire que nous fassions exprès de nous retrouver sans le sou chaque veille de Souccot. Non, il s'agissait plutôt d’un état de fait constant, quelque chose que nous avions fini par accepter avec le temps. Cette année-là, Souccot tombait, en date civile, le 1er octobre au soir (détail qui a son importance, vous comprendrez tout de suite pourquoi). Le 1er septembre précédent, j’avais été engagée pour un nouveau poste de secrétaire au sein d’un cabinet d'architectes. Cet emploi mériterait en soi un récit entier, tant la Main de Hachem me guida à chaque instant dans mes recherches, mais cela fera peut-être l’objet d’un autre billet. Quoi qu’il en soit, j’essayais tant bien que mal de m’intégrer à mon nouvel emploi, malgré une série de difficultés qui se firent jour. En effet, il s’avéra rapidement que je n’étais pas vraiment qualifiée pour le poste. Celui-ci exigeait des connaissances au moins de base en architecture, et je m’y connaissais à peu près autant qu’en agronomie tropicale. Pourtant, le chef du cabinet, un architecte un peu loufoque, faisait mine de ne rien y voir et m’observait d’un œil amusé me dépatouiller parmi les documents couverts de hiéroglyphes indéchiffrables à classer. Bref, les jours passèrent, et je me demandais bien où tout cela allait me mener. Sans compter que Souccot approchait à grand pas… et que nous, nous étions encore et toujours sans Soucca.

Quelques jours avant la fête, David m’interpella : « L’américain a déménagé… Qu’allons-nous faire cette année ? » Il ne nous restait pas grand choix. La seule chose que nous pouvions faire était de placer encore une fois notre confiance en D.ieu. Nous avions repéré sur une publicité une belle Soucca pliable, qui nous convenait tout-à-fait, si ce n’était son prix… De toutes manières, cette année, même le budget pour faire face aux dépenses annexes, telles les courses pour la fête, nous faisait défaut. J’ignorais bien comment nous allions nous en tirer cette fois-ci...

Le 31, je me rendis au travail, comme à mon habitude. La journée me semblait longue, je mourais d’ennui. La fête tombait le lendemain soir, et nous n’avions toujours pas de solution en vue. J’ignore pourquoi, mais je savais que Hachem allait nous sauver aujourd’hui. Je regardais la montre, attendant impatiemment 18h00… A 17h35, j’entendis l’architecte m’appeler du fond de son bureau : « Myriam, pourriez-vous venir un instant ? » J’arrivai, me demandant bien ce qu’il allait me dire. Je m’assis face à lui. Il commença : « Ecoutez, non point que vous nous soyez désagréable, au contraire, simplement, je vois que j’avais peut-être fait une erreur d’appréciation. Il me semble que j’aurai plutôt besoin d'un architecte supplémentaire que d’une secrétaire. Le travail exige d’effectuer le suivi des plans, des tracas administratifs avec la mairie etc. Or, je vois que cela exige des connaissances pointues dans notre branche. » Il attendait que je réagisse. En réalité, j’étais plutôt soulagée : « Oui, en effet, j’allais également vous en parler… A vrai dire, j’ai l'impression d’être un peu inutile. » « Très bien reprit-il. Alors dans ce cas, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, quittons-nous en bons termes. Je vais vous régler ce que je vous dois, et en espèces, car je ne peux pas demander au comptable d’éditer une fiche de paie pour un seul mois de travail. » J’avais peine à y croire. Sur ces paroles, et sous mon air abasourdi, l’architecte me tendit une liasse de dollars. « Voilà, je m’excuse, dit-il, je n’ai que des devises étrangères. Comptez et dites-moi si c’est bien le compte. » Je m’exécutai et m’aperçus rapidement qu’il y avait bien plus que la somme due. J’avais eu quelques absences et de plus, il avait largement arrondi mon salaire à la hausse... Je souhaitai lui rendre l’excédent, mais lui me rétorqua : « Non, non, cela fera office de compensations, nous n’allons pas chipoter pour quelques chékels… » Je le remerciai, l’air béat. « Bonne continuation, passez nous voir de temps à autre ! », me lança-t-il, pendant que je me dirigeai vers la porte tout en saisissant mon téléphone portable…

« David, commande la Soucca !

–           Mais enfin, comment comptes-tu la payer ?

–           C’est magnifique, j’ai été licenciée !

–           Quel rapport ?

–           Tu ne comprends pas, l’architecte m’a payée là, tout de suite, en espèces ! Prend la plus belle, celle que nous avions repérée !

–           Tu… tu es sérieuse ?

–           On ne peut plus sérieuse ! »

Inutile de vous décrire le Souccot inoubliable que nous avons passé. Confortablement installés dans notre petite Soucca, nous étions tels des princes dans le palais du Roi. Non seulement, nous avions pu acheter la Soucca de nos rêves, mais en plus, nous avions pu nous procurer tout le nécessaire pour la fête. Sauvés une fois de plus par Hachem, nous avons passé la plus belle fête de notre vie, majestueusement blottis sous les ailes de la chekhina...