La France aime le talent, et si vous en avez, elle vous fera une place de choix, vous donnant ses plus belles scènes et ses plus beaux théâtres. Qu'importe vos origines, elle se fera pour vous terre d'accueil et viendra vous applaudir, considérant comme un honneur de vous compter parmi les siens. 

On peut s’appeler Zouc et venir d’un hameau bernois inconnu, peuplé de 15 familles, si vous êtes drôle et vous tenez bien la scène avec l’accent et les mimiques suisse, plus une silhouette improbable, vous ferez un triomphe, alors que l’Helvétie, trop sage et trop conforme, ne vous aurait jamais donné votre chance.  

Dis, quand reviendras tu?

Si vous vous appelez Gaston Ghrenassia, et que vous savez chanter la nostalgie orientale de celui qui « a quitté son pays », Paris vous prendra dans ses bras… 

Si vous vous appelez Georges Moustaki et que vous avouez avec poésie et humour « votre gueule de métèque, de Juif errant, de pâtre grec, » votre rengaine deviendra un hymne à la tolérance.

Et même si vous débarquez à 50 ans du Cap-Vert, pieds nus, chantant la Morna, rythme plaintif et triste de là-bas, avec une voix au timbre grave, chaleureux et maternel, on vous acclamera. 

La France si vous êtes talentueux, vous pardonnera tout, même d’être Belge, d’aimer la frite et les Flamandes.  

Lucien Ginsburg et Monique Serf

Deux artistes ont traversé la deuxième moitié du 20ème siècle, sans prendre une ride, et bien après leur mort, on ne cesse encore de parler d’eux : des rues et des stations de métro portent leur nom, des livres et des biographies sortent chaque année sur eux, des fan-clubs fleurissent, et des pièces de théâtre en font leurs personnages.

Dis, quand reviendras tu? Dis, quand reviendras tu ?

Nom de scène : Serge Gainsbourg et Barbara, à la ville Lucien Ginsburg et Monique Serf. Nés avant la guerre, morts à 68 et 69 ans, ils marquent définitivement leur époque, par leur originalité, leur sensibilité et l’immense audace qu’ils eurent de s’imposer tels qu’ils étaient. S’il y en a eu d’autres, et de très grands, comme Brel, Aznavour, Brassens, le sillon de ces deux-là semble laisser une trace plus profonde dans la mémoire culturelle française, par quelque chose d’indémodable, de terriblement moderne, qu’on peut réécouter sans se lasser, même 40 ans après que les textes aient été écrits et les musiques composées. 

Le parcours de ces deux ashkénazes de familles assimilées, au profil fort, délice des stéréotypes antisémites, est étonnamment similaire. Ils n’ont jamais affiché ou parlé de leur judéité trop pudiques mais ne l’ont pas reniée non plus. 

Au contraire… 

Un drame derrière eux

Barbara, se racontant dans « Mon enfance », narre les déménagements de sa famille à travers une France en guerre, où « nous vivions comme des hors-la-loi, et j'aimais ça, quand j’y pense… » dit-elle. 

Mais à Tarbes, lors de leur énième déplacement, le ciel se déchire pour la petite fille de 10 ans et demi, car l’Aigle Noir, qui aurait dû être son protecteur devient son prédateur. Comme si la toile de fond de la guerre et des rafles ne suffisait pas, elle cumule avec une menace du dedans, qu’elle ne peut dévoiler à personne, même pas à sa mère. À l’époque, on ne croyait pas les enfants, certainement pas d’accusations pareilles.

Alors la petite fille se tait, porte le fardeau en elle, rêve de devenir chanteuse, car rêver c’est réinventer la réalité, mais en mieux. En filigrane de son œuvre, on retrouve chez elle un thème récurrent qui est son sujet de prédilection :  la réconciliation. À travers deux chansons qui sont devenues des hymnes, nommées étrangement du nom de deux villes, l’une allemande, l’autre française, elle semble vouloir laisser ouverte la porte à l’espoir et continuer à croire en l’homme, dans Nantes et en l’humanité dans Göttingen. Elle dira, avare d’interviews, que tout se trouve dans ses chansons, il suffit de les écouter. Dans Nantes, elle apprend que son son père est mourant, qu’il la réclame et elle court malgré tout à son chevet : il « voulait se réchauffer à mon sourire » avant sa dernière heure. Mais elle arrive trop tard. Ceci pour le drame intime.

Dans Göttingen, c’est le contexte historique dans lequel elle a vécu qu’elle met en scène. Alors qu’elle même fut une petite fille juive pourchassée, elle ose chanter : « …Et tant pis, pour ceux qui s'étonnent - Et que les autres me pardonnent - Mais les enfants ce sont les mêmes, à Paris ou à Göttingen…». Pas de rancœur, il faut vivre au présent. L’Allemagne bien sûr applaudit à tout rompre cette chanson qu’elle aura écrite en quelques heures. Une Juive qui tend la main aux Allemands 20 ans seulement après l’horreur, c’est une aubaine. Elle deviendra leur égérie de paix.

Deux villes, deux chefs-d'œuvre, dont elle signera paroles et musique, et qu’elle seule pourra interpréter avec une justesse absolue. Deux tentatives de pardonner aux bourreaux du passé et de surmonter l’ineffable. Pour Cyrulnik, le psychologue, elle est le spécimen parfait de la résilience, qui grâce à son art, va sublimer et transcender ses épreuves. 

Gains’barre

Lucien Ginsburg ou Serge Gainsbourg va également trouver dans la chanson l’exutoire de la mort, que, petit garçon, il a frôlée. Mais dans l’excès : il pensera qu'il faut vivre vite, et fort, car la menace est dans le pré, et que l’existence ne tient à rien. Il se moquera de tout, faisant au fil des années qui passent, de plus en plus dans la provoc et la dérision, se donnant peu de temps à vivre, comme ceux qui ont vu leur fin de trop près, et qui savent qu’elle les attend. Alors il faut jouir de tout ce que le monde a à offrir, plus par désespoir que par véritable décadence. Lucien Ginsburg, au faciès ô combien révélateur, échappera de justesse à une rafle dans l’établissement qui lui avait donné refuge, alors qu’un professeur l’enverra, à l’approche d’une descente de la Gestapo, se cacher dans la forêt proche. Lucien passera une nuit d’horreur, seul, abandonné, petit poucet sans cailloux dans les bois, alors que les ogres sont à ses trousses. Après une telle expérience, même si on s’en sort sain et sauf, la vie s’est barrée définitivement, et il ne reste plus qu’à la jouer, comme dans les comic strip qu’on feuillette à l'âge tendre.  

Dis, quand reviendras tu?

Mais ces deux êtres si loin de leur judaïsme, fragiles à l'extrême, parfois insolents et toujours insolites, restent, au moment clef, complètement fidèles à leurs racines. 

Barbara se fera enterrer dans le carré juif du cimetière de Bagneux, avec un Kaddich : la pierre tombale du caveau familial ne laisse aucun doute sur l’affiliation à sa judéité et c’est sous une étoile de David qu’elle choisira de reposer, « tranquille, tranquille ».  Serge Gainsbourg lui aussi, se ferra inhumer auprès de ses parents, Joseph et Olga Ginsburg. 

On découvre que Gainsbourg a écrit à la fin de la Guerre des Six jours une marche militaire pour Israël, « Le sable et le sabre », où il crie son appartenance au peuple hébreu. La chanson avait été commanditée pour encourager les troupes israéliennes sur le front, mais elle finira dans les poussiéreuses archives de Kol Israël, oubliée et jamais diffusée. 

Interviewé en 1981, il avait déclaré, à propos de cette chanson, avoir failli aller en Israël pour se faire tuer : 

« Tu serais vraiment allé te battre ? » lui demande-t-on. 

« Oui, si ça tournait mal... Non, pas me battre, me faire tuer ! Oui, d'instinct, de par mes racines. » 

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Deux Juifs à la dérive, ballotés dans une vie personnelle chaotique, laisseront leur empreinte indélébile sur leur pays d’adoption, décrivant mieux encore qu’un Parisien, les brumes, les accordéons, Verlaine et les vents mauvais de la capitale. La France a su les reconnaître.

Mais au moment final, lorsque le rideau tombe, qu’on ne peut plus tricher, quand l’éternité se tient devant nous, c’est définitivement vers les siens que l’on revient.

Dis, quand reviendras tu?