La semaine dernière, nous avons évoqué le manque de gratitude - l’une des forces les plus destructrices de notre société. Lorsqu’on pense que tout nous est dû, on devient égoïste et colérique. On ne sait pas rendre la pareille. On ne sait pas manifester notre reconnaissance, et, pire, on devient des éléments amers et destructeurs dans la société. On devient des fils et des filles, ainsi que des conjoints misérables. On ne fait preuve d’aucune considération pour nos parents, grands-parents, enseignants en Torah, et pour les personnes âgées.

D’un autre côté, ceux qui grandissent bercés par la foi, se conformant à la Torah dans leur vie quotidienne, réagissent bien différemment. Quelle que soit la difficulté rencontrée, ils s’arment de courage. Ils ne cèdent pas à la colère, ils ne s’effondrent pas. Pour ceux qui ont la foi, ce rayon de lumière leur permet de continuer à avancer et leur donne la force de continuer, même lorsqu’ils touchent le fond.

Il y a de nombreuses années, Hachem m’a accordé le privilège de lancer l'association Hinéni à Madison Square Garden, une première pour le mouvement des Ba’alé Téchouva. Parmi les milliers de participants ce soir-là se trouvait Chlomo Lévine, le consul d’Israël de l’époque. Suite à cet événement, il m’invita dans son bureau.

« Rabbanite, commença Chlomo, je pense que nos troupes en Israël bénéficieraient grandement de votre message. »

Je fus prise au dépourvu. Moi, je devais parler de Torah à l’armée israélienne ? Bien que j’eusse aimé le faire, je ne pouvais m’envisager dans cette position, et je lui fis part de mes hésitations.

J’ignorai que Chlomo avait envoyé un cliché publicitaire de moi au Garden microphone en main, à l’unité de divertissement de l’armée israélienne, qui m’avait pris par erreur pour une chanteuse. Quelques semaines plus tard, je reçus un appel de Tel-Aviv : on me demandait combien de spectacles j’étais prête à faire. J’ignorai qu’ils n’avaient aucune idée de qui j’étais. Je fus si émue par l’invitation que j’eus du mal à trouver mes mots. La voix remplie de larmes, j’acceptai. Néanmoins, une fois la phase d’enthousiasme passée et la réalité s’installant, je me rendis compte qu’il me faudrait franchir beaucoup d’obstacles.

Juste avant mon discours au Garden, il y avait eu une demi-heure de musique juive pour créer une ambiance chaleureuse. Je m’interrogeai sur le genre d’accompagnement musical que j’aurais en Israël. Puis, comme pour m’indiquer que D.ieu avait entendu mes pensées, je reçus un appel d’un avocat de Miami que j’avais rencontré lors de cette soirée et que j’avais eu le privilège de ramener à la Torah.

« Rabbanite, me dit-il, j’ai appris que vous partiez en Israël. Mes fils et moi aimerions nous joindre à vous. Le jazz est notre hobby, mais nous allons nous entraîner et apprendre des chansons juives. Nous serions très honorés de jouer pour les soldats. »

J’aurais de loin préféré un groupe spécialiste de musique juive, mais n’ayant pas d’autres options à ma disposition, je me convainquis que cela pourrait fonctionner, et j’acceptai leur offre.

Mon premier spectacle avait lieu à Ramat David, l’une des plus grandes bases des forces aériennes israéliennes, et je dois avouer que j’étais anxieuse. J’avais entendu que les publics israéliens ne sont pas tendres.

Le groupe remporta un grand succès, et le public était impatient de m’entendre moi, « la chanteuse », se produire. J’étais terrorisée et je me demandais comment j’avais pu me permettre de me lancer dans toute cette histoire. J’entendis que l’on annonçait mon nom, je voulus fuir, mais c’était trop tard. Je n’avais plus le choix, il fallait que je me lance.

« Vous êtes juifs », leur dis-je en hébreu. Je commençai à relater l’histoire de notre peuple, de notre alliance, de la Torah, de notre longue et douloureuse saga, de nos espoirs et de nos rêves, et de notre retour sur la terre d’Israël après deux mille ans d’exil. En observant le public, je réalisai qu’ils étaient sous le choc. Au départ, ils ne savaient pas comment me situer, mais je remarquai des larmes chez de nombreux spectateurs. L’étincelle du Sinaï était peut-être enfouie, mais elle n’avait jamais quitté leur cœur.

Ce fut un succès instantané en Israël. Les invitations ne cessaient d’affluer des bases de l’armée, ainsi que des municipalités de Jérusalem, Tel-Aviv et ‘Haïfa. Nous avions projeté une tournée de dix jours, mais on nous pressait de prolonger notre séjour.

J’appelai mon mari bien aimé, de mémoire bénie. « Que dois-je faire ? », lui demandai-je.

« C’est une question ? me répondit-il. Tu dois rester, bien entendu. Les enfants sont en colonie de vacances et je me débrouille très bien. Prends la parole dans le maximum d’endroits et puisse D.ieu t’aider à rallumer la pintele Yid, l’âme juive, dans chaque cœur. »

« Mais j’ai un problème, lui annonçai-je. Mes musiciens rentrent aux Etats-Unis et je n’ai personne pour les remplacer. »

« Ne t’inquiète pas, me rassura mon mari, D.ieu t’enverra quelqu’un. »

Le vendredi soir suivant, assis dans la salle à manger de notre hôtel à Jérusalem, le maître d’hôtel m’annonça que des garçons de Yéchiva dans le lobby souhaitaient me parler.

« Rabbanite, commença l’un d’entre eux, nous sommes des élèves de Yéchiva et nous avons notre propre groupe. Nous sommes venus vous accueillir à Jérusalem et vous offrir nos services. »

« C’est merveilleux, répondis-je, merci beaucoup. »

« Vous ne nous demandez pas pourquoi nous nous portons volontaires ? »

« Je le sais. Vous êtes des élèves de Yéchiva et vous connaissez l’importance du Kirouv, de tendre la main à d’autres Juifs. »

« C’est vrai, mais il y a une autre raison. » Il commença alors à me raconter son histoire.

« Je vivais il y a quelques années à New York. Je n’avais aucune notion du judaïsme. La musique était toute ma vie et j’allais me rendre à Paris pour poursuivre mes études musicales. Un jour, je marchais sur Kings Highway à Brooklyn lorsque j’entendis un fracas et un coup de frein. Je levai les yeux et là, dans la rue, couvert de sang, je vis un rabbin qui avait été renversé par une voiture. Je me hâtai de le rejoindre, je lui parlai, mais il ne me répondit pas, je restai donc à ses côtés et tins sa main jusqu’à l’arrivée de la police et de l’ambulance.

Alors qu’on le portait sur le brancard, je remarquai que ses lèvres bougeaient. On aurait dit qu’il voulait me dire quelque chose. Je me penchai et plaçai mon oreille à côté de ses lèvres pour pouvoir l’entendre.

"Mon fils, me dit-il dans un anglais approximatif, es-tu Juif ?"

"Oui", répondis-je.

"Mon fils, murmura le rabbin à nouveau, bien que l’on vît qu’il lui était très douloureux de parler, tu dois aller à Jérusalem et étudier la Torah." »

Le jeune homme marqua une pause un instant avant de poursuivre : « Ce rabbin était là, souffrant de fractures multiples, son corps ensanglanté et contusionné. Malgré sa douleur, que fit-il ? Il me demanda d’aller à Jérusalem et d’étudier la Torah. Alors maintenant, vous savez pourquoi je suis là. »

J’eus du mal à lui répondre. J’avais reconnu cette histoire, je la connaissais bien. Ce rabbin était mon père. Une fois qu’il avait récupéré de l’accident, il nous avait relaté l’incident et nous avait demandé de tenter de retrouver le jeune homme pour le remercier d’être resté avec lui jusqu’à l’arrivée de l’ambulance. Nous ne l’avons jamais retrouvé, or maintenant, des années plus tard, ici à Jérusalem, il devait me remercier et m’offrir ses services, en signe de gratitude, et je pouvais le remercier au nom de mon père.

Aucun acte de bonté n’est jamais perdu, il perdure dans des cœurs pleins de reconnaissance. Un cœur reconnaissant a le pouvoir d’illuminer l’intense obscurité, même dans les périodes les plus tragiques. Et si une génération en a besoin, c’est certainement la nôtre.