Ça fait longtemps que je ne me suis pas sentie aussi down qu’à ce moment précis où je sors du café où je viens de passer la soirée. La déception, la fatigue, la frustration se mêlent en un cocktail (pas de fruits, celui-ci) qui menace de m’exploser à la figure. J’ai l’impression que mon moral est aussi bas que le sol où je me tiens présentement, en essayant tant bien que mal de faire de l’ordre dans mes pensées, après ces deux heures passées en « sa » compagnie.

Autour de moi, la rue est silencieuse et sombre. Les lumières du café s’embrument au fur et à mesure que les gouttes de pluie commencent à tomber dans l’obscurité de la nuit. On dirait presque que les cieux pleurent avec moi. Allez-y, pleurez. Moi je n’ai plus de larmes. Je suis fatiguée de pleurer. Pire, je suis devenue indifférente…

Un énième date vient de s’achever. Depuis la minute 4:36, j’avais de toute façon compris que l’audition pouvait se terminer là. J’ai alors senti cette petite boule me monter dans la gorge, menaçant mon équilibre respiratoire et mental à la fois… Et voilà, encore une soirée en talons, petite robe noire et clutch qui part à la poubelle. Je prends poliment congé du jeune premier qui se tient là, m’éclipsant évasivement et avec élégance et me voilà à nouveau seule. Enfin pas tout à fait. Je me retrouve avec moi-même, la pluie et Celui Qui, de Son trône, forme les couples.

Bon, que dois-je faire à présent ? Rentrer chez moi ? Bof. Je n’ai pas la force d’entendre Talia me raconter son date raté (le quatrième de cette semaine) et si mes souvenirs sont bons, il n’y a rien à manger dans le réfrigérateur. Or moi, je meurs de faim. J’ai besoin de manger, de me réconforter… Qu’on s’occupe de moi, quoi.

Lorsque je suis dans cet état, il n’y a qu’une seule adresse au monde vers où me diriger pour espérer retrouver la raison, dans ce mauvais film qu’on appelle le célibat : ma mamie Jacqueline.

J’y vais à pied, sous la pluie. Je monte les escaliers de cet immeuble familier dans le noir, en essayant au passage d’allumer l’interrupteur. Aussi loin que je m’en souvienne, il n’a jamais marché. Quelques coups timides à la porte, et me voilà baissant la poignée et pénétrant à l’intérieur.

D’emblée, laissant au-dehors ma mélancolie et ma peine, je suis accueillie par l’odeur forte de couscous, qui est incrustée jusque dans les murs. « Ya binti », me lance depuis la cuisine Mamie Jacqueline en débarquant, un torchon rouge sur l’épaule. Elle me serre dans ses bras. « Comme tu es belle ! » Puis elle marque une pause. « Qu’est-ce qui se passe ? Une fille belle comme toi qui pleure ? Eu’hki ! Raconte ! », me dit-elle en me nettoyant les joues des restes de mascara. « J’en peux plus, Mamie, de cette comédie. Klokt, j’en peux plus ! », dis-je, d’une voix de petite fille, comme si j’avais 5 ans.

« Je t’ai dit déjà, répond-elle, personne ne vaut tes larmes ya binti ! Le cœur d’une mamie ne se trompe jamais. J’ai eu envie aujourd’hui de préparer du couscous, je ne sais pas pourquoi. Assieds-toi, je te sers », dit-elle en mettant le couvert pour trois. « Simon ! », dit-elle à l’intention de mon grand-père au salon, « Viens voir qui nous rend visite ! ». Mon papi est assis sur son fauteuil, dans la même position depuis que je le connais, tenant en mains son grand livre de Psaumes vert, une tasse de thé posée devant lui. « Simon, raconte à Noémie comment nous nous sommes connus. Qu’elle comprenne que les miracles existent, cette petite ! »

Papi arrive à la cuisine et répond avec un sourire pudique : « Raconte toi, tu t’en souviens mieux que moi, non ? ».

Il n’en fallut pas plus à Mamie Jacqueline pour opérer un retour au pays où coulent le couscous et le miel, la Tunisie. « Chez nous, le mardi, c’était le jour du couscous. Ma mère se levait de bonne heure avant tout le monde pour commencer à travailler à la cuisine. Elle devait se dépêcher, parce que jusqu’à midi, toute la famille passait à la maison pour manger. C’était une autre époque ! On voyait chaque semaine Fortunée et ses filles, avec tous les oncles et tantes. Pas comme aujourd’hui, où vous ne voyez le visage des gens que sur votre écran…

Bref, ma mère avait une bonne amie qui s’appelait Marcelle. Elle habitait à côté du marché. Chaque mardi, ma mère lui envoyait une assiette de couscous. Un mardi, ma mère m’appelle à la cuisine et me dit : “Ma fille, tu vas amener à Marcelle cette assiette de couscous parce que moi, je suis kloukout. Elle habite à côté du marché, à droite de la cordonnerie de Journo”. Elle m’explique comment y aller et dépose dans mes mains une grosse assiette de couscous bien chaude.

Je suis sortie et me suis dirigée vers le marché. Mais arrivée devant la cordonnerie de Journo, je n’ai pas su trouver la maison de Marcelle. Je suis donc entrée chez le cordonnier pour lui demander mon chemin. Il a retiré les clous de sa bouche, a posé son marteau et la chaussure qu’il était en train de réparer pour se mettre sur le seuil de sa boutique et m’indiquer le chemin. “Tu vois cette entrée ? Tu rentres, c’est la porte à droite”, me dit-il avant de rentrer dans sa boutique. Mais au dernier moment, il m’a lancé : “Tu sais que je connais un garçon très bien pour toi ?”. J’ai eu tellement honte que j’ai failli renverser toute l’assiette brûlante sur moi. Je suis partie en courant !

Et une semaine après, Journo est arrivé chez nous en compagnie de son fils. Je me suis mise dans un coin de la maison en faisant semblant de ne pas être au courant. Mais mon père m’a appelée et m’a demandé devant tout le monde : “Jacqueline, il t’intéresse le fils Journo ?” J’avais très honte, mais j’ai quand même fait oui avec la tête. Simon, tu te rappelles comment j’étais timide ? Mais jusqu’au mariage, ça m’est passé.

Tu comprends binti ? Même d’une assiette de couscous, D.ieu peut faire des miracles ! », conclut-elle avant de s’installer avec nous à table.

Je marquai une pause. « Mamie, répondis-je entre deux bouchées, c’est beau, tu ne m’avais jamais raconté cette histoire. »

A la fin du repas, je me suis levée pour les embrasser et prendre congé. Je l’adore ma mamie. Elle sait toujours me réconforter (et me restaurer…). Mais avant que je n’aie franchi le pas de sa porte, Mamie Jacqueline m’avait déjà rattrapée, une assiette de couscous à la main. « Prends ça, ma fille. qui sait, dans la vie, on ne sait jamais ce qui peut arriver ! »

Traduit et adapté par Elyssia Boukobza