« M. Klein », chef-d’œuvre du cinéma, réalisé en 1976 par Joseph Losey, Américain exilé en Grande-Bretagne lors du Maccarthysme, raconte l’histoire d’une usurpation d’identité sous la France occupée.

Delon, à qui Losey offre ici son plus grand rôle, sera également le coproducteur du film, c'est dire son enthousiasme à la lecture du scénario. À cette époque, il est avec Belmondo le comédien français le plus populaire, et ce, plutôt grâce à son physique de jeune premier qu'à son jeu d’acteur. La «profession» d’ailleurs ne le récompensera jamais. Boudé et snobé par le « grand » cinéma, ce n’est qu’à 83 ans qu’il recevra une palme d’or à Cannes pour l’ensemble de sa carrière.

En 1976, lors de la sortie du film, le sujet de la France de Vichy et de la collaboration est encore un tabou. 

Chirac ne prononcera son fameux discours de « mea culpa » qu’en juillet 1995, c’est-à-dire 20 ans plus tard, reconnaissant que la France fut responsable des déportations, alors que de Gaulle et Mitterrand avaient rejeté ce crime sur le gouvernement de Vichy uniquement. 

« Il est, dans la vie d'une nation, des moments qui blessent la mémoire, et l'idée que l'on se fait de son pays. (...) Il y a cinquante-trois ans, le 16 juillet 1942, 450 policiers et gendarmes français, sous l'autorité de leurs chefs, répondaient aux exigences des nazis.

Ce jour-là, dans la capitale et en région parisienne, … hommes, femmes et enfants juifs, furent arrêtés à leur domicile, au petit matin, et rassemblés dans les commissariats de police. 

On verra des scènes atroces : les familles déchirées, les mères séparées de leurs enfants, les vieillards - dont certains, anciens combattants de la Grande Guerre, avaient versé leur sang pour la France - jetés sans ménagement dans les bus parisiens et les fourgons de la Préfecture de Police » dira Chirac au square des Martyrs du Vel d’Hiv, alors qu’il présidait les commémorations du 53ème anniversaire de la rafle, ajoutant courageusement : "Oui, la folie criminelle de l'occupant a été secondée par des Français, par l'État français".

Losey, à travers ce film, traite principalement le thème de l’identité. Qu’est-elle? Fragile définition d’un individu, elle peut s'avérer sous certains auspices, certains régimes, le plus grand des périls. 

On doit l’idée originale du film à Marco Solinas qui, visionnant le documentaire sur l’Occupation « Pitié et Chagrin » de Max Ophuls, a été frappé par une anecdote : un certain Marius Klein, non-juif, demeurant à Clermont-Ferrand, avait fait savoir par une publicité dans le journal à « sa chère clientèle » qu’IL N'ÉTAIT PAS JUIF, et que ses clients pouvaient continuer à visiter son magasin et à acheter chez lui sans aucune crainte. 

Le fait divers allait inspirer Solinas et la trame du film était trouvée : un nom de famille ambigu, qu’il ne faut surtout pas porter en 1940, et qui va troubler le vécu d’un homme “comme il faut”. L’incident devient sous la caméra de Losey le film le plus brillant jamais réalisé sur l’Occupation en France. 

Alain Delon

La trame

Klein, collectionneur d’art, bon Français, catholique depuis Louis XIV (une des répliques lorsque Delon visite son vieux père pour s’assurer auprès de lui qu’il n’a pas d’ascendance juive), nanti, beau, bourgeois, profite de la guerre pour acheter à des Juifs en détresse leurs biens à très bon marché. Il commet ses semi-forfaits en toute impunité, couvert par le contexte qui lui permet d’abuser de la situation. 

Klein, c’est monsieur Toutlemonde que l’on croise dans les escaliers, à qui rien ne peut arriver puisqu’il est né du bon côté du trottoir, avec le bon arbre généalogique, mais qui, un beau jour, par une imprudence, va devenir l’homme à abattre. Un incident à priori anodin sera le déclencheur du drame le faisant basculer du côté des « coupables » : un matin il recevra à son adresse et à son nom, le journal « La Revue Juive » et se rendra naïvement au commissariat, en bon citoyen, pour faire savoir qu’il y a erreur sur le destinataire. Il éveillera alors le doute chez les enquêteurs, enclenchant un engrenage irréversible, dans lequel il sera finalement broyé.  

Sans raison, à cause d’un simple nom de famille qui « par malheur » s’avère avoir une consonance juive, il va devenir la cible d’un système dément qui le poursuit et veut le condamner à mort. 

L’opportuniste est pris à son propre piège et devient la victime, car en effet, quelqu’un est en train d’essayer de le faire passer pour juif.

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Le propos de Losey n'est pas spécifiquement une analyse de l'antisémitisme.

Paris occupé, la rafle du Vel d'Hiv ne sont qu'une excuse pour parler de ce qui lui tient à cœur : comment des hommes peuvent en condamner d'autres sur la base aussi arbitraire d’une identité différente. Le décor des années 40 est pour le cinéaste l'occasion de dénoncer toute forme de discrimination comme un absurde total, reflet de l’intolérance et de la bêtise humaine. Delon sert à merveille le personnage du cynique marchand d’art, dans ses manteaux bien coupés, ses robes de chambre en soie, glacé, distant et impassible, mais devenant en un clin d'œil, en un souffle, pour un nom à double consonance, un paria poursuivi qui voit son monde s’effondrer. 

Extrême fragilité de nos existences !

Un M. Klein à Düsseldorf

Cette semaine à Genève, en terrain neutre, dans les très belles salles de réception des rives du Léman, Christie’s organise la vente aux enchères du siècle. Elle dépassera certainement celle des bijoux d’Elisabeth Taylor, qui avait rapporté plus de 100 millions de dollars. Cette fois, on vend les bijoux de la veuve du milliardaire Helmut Horten, décédée en 2022. On estime déjà les gains de cette vente à quelque 150 millions de dollars. Certaines pièces sont estimées chacune à 1 million. Madame Horten s’est occupée de bienfaisance et on promet que les bénéfices iront partiellement aux organismes qu’elle soutenait. 

Mais le hic est que feu M. Helmut Horten est un sacré coquin : pendant la guerre, sans aucun scrupule, il a récupéré la fabrique de textile Alsberg après la fuite de ses propriétaires juifs, avant de « reprendre » à son compte plusieurs autres magasins juifs, ni vu ni connu, adhérant lui même au parti nazi. 

Sur ce joli magot, il a ouvert en Allemagne une chaîne de 80 grands magasins à l'américaine, du nom de “Horten”, - bien évidemment ! -, qui l’ont rendu immensément riche. L’homme est l’incarnation de l’opportunisme cynique qui fleurit sur la détresse humaine.

Tout cela, Christie’s ne le dément pas, mais affirme qu’une partie des commissions sur les ventes sera reversée à des études sur l’Holocauste. Nous sommes rassurés : l’argent volé aux Juifs par Herr Horten, ira à un fond de recherches sur les malheureux qui ont péri alors qu’il s’appropriait leurs boutiques désertées. 

Pillage au grand jour sous couvert de Menchkeit. Christie’s 2023 est en terrain ami avec les méthodes allemandes façon 1940.   

L’institut Simon Wiesenthal n’est pas dupe, et les associations juives non plus, qui vont tenter de faire annuler la vente. 

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Un M. Klein s’est promené impunément parmi nous, enrichi par ses abus, respecté pour sa fortune amassée sur le dos de victimes forcées à l'exil et à la déportation. 

Helmut Horten est mort dans son lit, contrairement au monsieur Klein de Losey, que le scénario a voulu acculé à son destin, entraîné lors d’une rafle, incapable de réunir les documents qui devaient prouver sa non-judéité, avec en dernier plan, derrière lui dans le même compartiment à bestiaux, un des hommes qu’il avait spoliés. 

Losey invoque une justice qui n’existe que dans les films, car il semble bien que la vente va démarrer tout à l'heure dans les salons Grand Luxe de l'hôtel Président, quai Wilson.

Quant au jugement absolu, le Dernier, qui au fil du rasoir jaugera parfaitement les actions des hommes, il faudra attendre le Grand Jour du Dénouement pour qu’il éclate enfin.

Qu’il vienne, et très vite…