Aucune époque, dans l’histoire de l’humanité, n’a connu une absence remarquable d’idéologie dominante : paganisme dans l’Antiquité, expansion des religions – christianisme et islam, influence des Lumières, marxisme plus récemment, toutes ces options cherchaient à exercer leur influence sur leurs contemporains : certains avec violence, d’autres plus modérément. Cependant, toutes ces orientations avaient une vocation universelle, et désiraient être exclusives, avec succès ou sans réussir à s’imposer réellement. La Torah, elle, a toujours été en opposition avec l’idéologie dominante, et ce fut l’occasion – à travers deux millénaires – d’affrontements idéologiques ou de conflits. L’élément commun, au cours des siècles, est la permanence de la fidélité d’Israël à sa Loi, à l’observance et à l’acceptation de la tradition rabbinique, écho de la Révélation du Sinaï. Les idéologies disparaissent et l’Histoire continue, mais le grain de sable dans l’Histoire transcende les siècles.

C’est le vide actuel, le fait qu’il n’y ait pas d’horizon à l’humanité qui mérite cependant notre réflexion. Où va aujourd’hui le monde ? Nulle direction n’apparaît, nulle perspective d’avenir ne se profile. L’image de Sisyphe qui soulève son rocher, le laisse tomber, puis le relève à nouveau, cette image de l’absurdité de l’acte humain est la seule ambition qui semble habiter, aujourd’hui, l’aventure humaine. Or cette absurdité nous interroge aussi, et pose un problème également pour nous. De même que la conversion, ou l’acceptation d’une idéologie étrangère, invitait le fidèle à l’affrontement idéologique, de même aujourd’hui le néant, le vide, risque de contaminer le Juif. Ici, il faut aussi placer un poteau indicateur : Attention, danger ! Pourquoi le danger existe-t-il face au néant ? Quelle séduction peut bien avoir le vide idéologique ? L’absence de danger est précisément source d’inquiétude. Quand il n’y a pas de parapet à un balcon, la chute est plus risquée. Ainsi devons-nous comprendre ce problème. Ce n’est pas l’erreur idéologique qui risque de nous aveugler, mais l’absence de l’erreur !

Deux raisons à cette perspective : une première raison, psychologique. Descendre, chuter, est toujours plus facile que monter, que faire un effort. Quand on ne voit pas d’obstacle, on risque plus facilement de le heurter. Il n’est pas facile d’éviter ce qu’on ne voit pas. Ainsi, du fait qu’aucune idéologie dominante ne s’impose aujourd’hui, donc le vide existe et l’on a moins envie de s’attacher à un objectif qui nous éclairerait pour éviter ce danger, cette chute, c’est-à-dire l’éloignement de la tradition. Un événement comme l’Affaire Dreyfus ne peut éclater que lorsque l’on n’a pas conscience de notre identité, de la nécessité de refuser de s’assimiler. C’est un premier danger : une assimilation par omission, par absence de conscience d’une position précise. C’est le premier danger – la facilité de la chute – qui nous guette. Le texte le dit clairement : « Israël rassasié se regimbe » (Devarim 32, 15). Attention à éviter de ne pas voir !

Mais il existe un second danger, autrement profond. C’est l’imitation de l’environnement. Ce n’est plus l’idolâtrie, ou une autre option religieuse ou idéologique, qu’il faut affronter aujourd’hui. C’est l’ignorance qui est un danger encore bien plus grave. Se heurter au néant risque de nous laisser nous « anéantir », c’est-à-dire d’ignorer les valeurs que le peuple juif doit véhiculer. Israël doit être le porte-parole d’une réponse à l’absence, en s’affirmant, en donnant une signification à l’existence, en refusant l’absurde, le vide. Un texte rabbinique résume bien la nécessité de cet effort de clairvoyance. Le texte que l’on récite, à l’issue de l’étude d’un traité du Talmud : « Nous sommes différents des autres nations : les autres se lèvent le matin, et nous nous levons le matin, mais eux se lèvent pour aboutir au néant, leurs efforts sont vains, mais nous nous levons pour l’étude au Beth HaMidrach (à la maison d’étude) et eux n’ont d’autre perspective que le vide. Mais nous , nous affirmons notre existence dans un but : construire un monde spirituel et mériter le monde futur ». L’absence de la prise de conscience de la richesse de notre patrimoine est, assurément, un obstacle à notre élévation vers l’Infini. La réponse au néant ambiant est le refus de l’ignorance. L’étude de la Torah est le sens de notre existence, réponse à tous les néants. Sachons donner une signification à ce monde, désemparé et vidé de toute référence à l’Absolu. La réponse permanente, réponse d’Israël, doit être de refuser les réponses apparentes, de se maintenir fidèle à l’Alliance, et d’être un phare pour éclairer l’univers, sans orgueil, mais avec la conscience de devoir témoigner, dans l’obscurité ambiante, de la présence éclairante de l’Eternel.