Il est difficile de choisir un passage dans cette Paracha d’une richesse extraordinaire. Depuis son premier verset jusqu’au dernier, cette section de la Torah est porteuse de très nombreux enseignements à portée notamment morale et d’une éternelle actualité.

Mais laissons-nous guider par le clin d’œil que le Daf Hayomi (le programme d’étude quotidienne d’une page de Talmud) a lancé à notre Paracha cette semaine (Traité Nidda 17a) !

En effet, cette semaine, une des pages du Talmud étudiées mentionnait un verset de notre Paracha relatif à l’épisode de la « Akedat Itshak » « le ligotage d’Isaac ».

Alors qu’il chemine depuis 3 jours avec ses fils et Eliezer à la recherche du lieu propice pour accomplir la volonté divine, Avraham s’arrête soudain en apercevant le Mont Moriah, et plus précisément une nuée qui est suspendue sur la montagne. Face à cette vision extraordinaire, Avraham comprend intuitivement qu’il s’agit du lieu choisi par D.ieu pour accomplir la « 'Akéda » de son fils. Il se tourne alors vers son fils et lui demande s’il voit, comme lui, cette nuée au-dessus de la montagne, et Its'hak lui confirme qu’il la voit bien.

Avraham se tourne ensuite vers les jeunes hommes qui l’accompagnaient, à savoir Eli'ézèr, son fidèle serviteur, et Ichma'ël, son fils, et il leur demande ce qu’ils voient. Ils répondent au Patriarche qu’ils ne voient rien d’autre qu’une montagne, et qu’ils ne perçoivent aucune nuée. Avraham leur demande alors de l’attendre en bas de la montagne, « avec l’âne » (Béréchit 22, 5).

Le Talmud (Traité Nidda 17a) vient nous mettre en garde contre une mauvaise interprétation que l’on pourrait faire de ce verset et de cette juxtaposition entre le serviteur et l’âne. Certes un esclave est subordonné à son maître, et aliène une partie de sa liberté, mais il conserve naturellement sa valeur personnelle d’être humain, si bien que notre tradition nous enseigne qu’un esclave Cananéen qui vit en Erets Israël peut même prétendre avoir une part dans le « 'Olam Haba » « le monde futur » (Traité Ketouvot 111a)

Par conséquent, les maîtres du Talmud nous demandent d’être vigilants à toujours considérer les êtres humains, furent-ils des serviteurs cananéens, comme des hommes et non comme des animaux, D.ieu nous en préserve. Aussi, nous devons agir devant eux avec finesse, respect et pudeur comme devant n’importe quelle autre personne (Traité Nidda 17a).

Mais, essayons d’approfondir encore la signification de ce verset et le message qu’il renferme. Evidemment, la mention de l’âne dans ce contexte n’est pas fortuite, il ne s’agit pas uniquement d’un moyen de transport, sa présence est porteuse de sens et elle invite le lecteur à un deuxième niveau de lecture.

En constatant qu'Eli'ézèr et Ichma'ël ne perçoivent pas la nuée suspendue au-dessus de la montagne, Avraham comprend qu’ils ne sont pas qualifiés pour gravir la montagne avec eux et assister aux événements qui vont se dérouler. Il leur demande donc de rester en bas de la montagne, avec « l’âne » comme nous l’évoquions plus haut.

Or, un âne se dit en hébreu « ‘Hamor » et s’orthographie comme « ‘Homer » « la matière ». Nos Sages voient dans cet épisode une réflexion sur le lien que l’homme doit entretenir avec « la matière », avec « la matérialité » de manière générale.

Le « ‘Homer », la « matière » désigne la dimension matérielle de l’homme, son corps, ses envies, ses pulsions, ses désirs spontanés. Ce terme évoque également le fonctionnement de la nature dans son déterminisme « matériel » qui donne le sentiment aux hommes que le monde est régi selon des lois naturelles, scientifiques, selon le principe des « causes et des conséquences ». S’il n’y prend pas garde, l’homme peut rapidement devenir prisonnier de cette vision du monde où seuls les éléments matériels comptent.

Deux versets plus haut, le texte évoquait également le fameux « âne » en nous disant qu’Avraham s’était « levé tôt » et qu’il avait « sanglé son âne ».  A la lumière de ce que nous venons d’analyser, nous pouvons donc interpréter ces mots de la manière suivante : Avraham avait « sanglé » sa dimension matérielle, il avait contraint sa nature « spontanée » afin de pouvoir accomplir la volonté divine.

Lui qui se caractérisait par un infini ‘Hessed, un très grand « amour d’autrui », acceptait à présent d’accomplir la volonté divine (tel qu’il la comprenait à cet instant) en apportant son fils en holocauste. Nous savons que l’objectif de l’Eternel était autre : révéler d’une part l’obéissance totale d’Abraham au Créateur, et signifier d’autre part à l’humanité l’interdiction absolue des sacrifices humains pratiqués à l’époque. Mais, à cet instant, Abraham a fait un effort « surhumain », il a contraint sa nature spontanée, corseté ses sentiments naturels, « sanglé sa matérialité » pour rester fidèle à la parole divine.

C’est précisément cet effort qui lui donne le mérite de percevoir la nuée au-dessus de la montagne et d’accéder à la dimension spirituelle de la vie humaine.

Il partage ce mérite avec son fils Isaac qui, lui aussi, maîtrise sa nature, son esprit, pour se soumettre à la volonté de son père et à l’ordre de D.ieu. Lui qui se caractérise par une rigueur absolue dans le service divin accepte de se soumettre à un ordre (accomplir un sacrifice humain) qui semble contraire à tout ce qu’il avait appris jusque-là, et pourtant il ne se rebelle pas.

Enfin, mentionnons le troisième patriarche, Jacob, qui lui aussi affrontera avec succès cette épreuve de devoir aller contre « sa nature ». Jacob est le prototype de la qualité de « vérité » « Emet » et pourtant il devra bien souvent accepter de recourir à la ruse et à la dissimulation pour accomplir sa mission. Nos Sages nous disent d’ailleurs, que lorsqu’Abraham lève les yeux et aperçoit le Mont Moriah, il perçoit à cet instant également la présence spirituelle de son petit-fils, Jacob, qui passera par ce même « endroit » et y servira l’Eternel.

Ce lieu, le Mont Moriah, souvent qualifié de « Makom » dans le livre de Béréchit est le « Lieu » par excellence, le lieu terrestre qui fait la jonction entre le Ciel et la Terre et où certains hommes, les plus grands, les Patriarches, ont démontré à l’humanité qu’il était possible de dépasser sa nature spontanée, de s’affranchir de la matérialité pour servir l’Eternel et permettre ainsi à la présence Divine de s’introduire dans ce monde et de guider les hommes.

Mais ce mérite n’est pas donné à tous, il ne s’hérite pas comme nous le voyons à propos d’Ichma'ël qui ne voit pas la même vision que son père, et il ne s’enseigne pas, comme nous le voyons à propos d’Eliezer qui était pourtant le fidèle serviteur d’Avraham « Dolé Oumachké Bétorat Rabo » qui transmettait directement la Torah de son maître.

Mais, lorsqu’il s’agit de surmonter sa nature, de contraindre ses sentiments, ses envies, chacun est seul face à lui-même. Il s’agit d’un chemin difficile qui requiert de mettre en suspens sa logique et de se faire parfois violence pour renoncer à que ce notre cœur désire, à ce que notre esprit comprend. Comme le dit Rav Israël Salanter : il est plus simple d’apprendre tout le Talmud que de changer sa nature.

Et pourtant, il s’agit d’un enjeu fondamental qui permet à l’homme de confier sa vie à la bienveillante providence divine, et d’échapper ainsi à l’arbitraire du déterminisme matériel.

Les patriarches ont été éprouvé à un niveau d’une extraordinaire difficulté car ils avaient une grandeur spirituelle que l’on ne soupçonne pas, et aussi, probablement, aussi car ils avaient une mission particulière de « pionniers » qui devait ouvrir et tracer la voie pour leurs descendants.

Il n’en demeure pas moins que chacun, au cours de chaque génération, peut être amené à rencontrer des situations qui exigent de lui de contraindre sa nature, de corseter son désir, de renoncer à ses idées, pour accomplir la volonté divine : améliorer sa pratique du Chabbath, se renforcer dans la Cacheroute, pardonner, se réconcilier, tendre la main…

Tous ces défis de notre vie quotidienne réactualisent finalement ces épreuves, à un niveau incomparable bien sûr, mais qui ne sont jamais simples car ils supposent que l’on change des modes de vie solidement établis, que l’on maîtrise ses sentiments parfois légitimes d’amour-propre ou de déception pour accomplir le « bien ».

Puissions-nous avoir le mérite, avec l’aide d’Hachem, de relever avec succès ces défis du quotidien et ressentir alors nous effleurer la providence divine qui veille sur nous et nous protège, à l’instar de la nuée qui surplombait le Mont Moriah.