Un enseignement de nos sages est assez surprenant. « Pourquoi la terre a-t-elle été perdue ? Parce que l’on n’a pas récité de bénédiction avant l’étude de la Torah » (Baba Metsia 85b). Texte important, mais difficile à comprendre, et qui apparaît à plusieurs reprises dans le Talmud. Que signifie cette idée de « perdre la terre » et de « bénédiction avant l’étude de la Torah ». Dans cette phrase, réside le secret de la pérennité du peuple d’Israël, à plusieurs niveaux, extrêmement valables pour l’époque moderne.

Dans un premier temps, il importe de ne pas oublier qu’avant toute jouissance – matérielle ou même spirituelle, il est essentiel d’exprimer sa reconnaissance au Créateur, par le moyen d’une bénédiction, Le remercier pour nous permettre de profiter dans ce monde. L’absence de reconnaissance même pour l’étude de la Torah est une grave faute qui peut entraîner un recul spirituel. 

Il faut ajouter ici une seconde dimension : que peut signifier une étude de la Torah sans une reconnaissance du Créateur, sans lien avec Celui qui nous a donné la Torah ? Le fait de ne pas dire une bénédiction avant l’étude, ce fait signifie, en réalité, une vraie profanation de la Torah. « Etudier la Torah, c’est intéressant » pensent ceux qui s’intéressent vraiment à la Torah, mais sans référence à la Transcendance. Ce serait faire de la Torah une lecture laïque, une littérature ancienne, respectable peut-être, mais semblable – Lehavdil – aux autres littératures de l’Antiquité, une mythologie parallèle au paganisme gréco-romain. Pour cette perspective, les lois inscrites dans la Torah ne sont plus actuelles. Alors, pour eux, pourquoi dire une bénédiction avant l’étude ? C’était l’intention de Ptolémée, le roi d’Egypte, qui avait fait traduire le Tanakh en grec par les 70 Sages d’Israël. Le but est de retirer sa spécificité spirituelle à l’Ecriture sainte. De même, à l’époque de la Haskalah, traduire le Tanakh en allemand a été critiqué, car c’était « laïciser » la Torah, l’intégrer dans la littérature mondiale. La critique biblique qui détruit fondamentalement le texte de l’Ecriture est aussi une lecture de la Torah sans bénédiction préalable. Elle retire au texte sa sainteté.

Il convient maintenant d’approfondir ce sujet : comment et pourquoi étudier la parole de D. sans Le connaître ? N’y aurait-il pas une possibilité de Le découvrir finalement, malgré les obstacles ? Ici, apparaît la notion de divertissement, au sens pascalien, basé sur l’étymologie du terme. « Divertir » ne signifie pas seulement, comme compris généralement, proposer une détente plaisante, agréable, mais, selon la racine réelle du mot, « détourner de sa direction ». C’est ainsi que Pascal définit toute action de l’homme, qui le détourne de réfléchir, de penser à sa condition misérable d’être mortel. Pour lui, le divertissement est un malheur, car il détourne l’homme de penser à sa situation, mais un malheur nécessaire et souhaitable pour empêcher l’homme de réfléchir. A ce titre, le divertissement est, selon Pascal, positif d’une part, mais négatif d’autre part car, à cause de lui, l’homme oublie sa « misère ». Pour la Torah – « Lehavdil », toutes proportions gardées – l’activité de l’homme n’est pas un divertissement, mais un moyen de se rapprocher de l’Eternel. Dans l’introduction à son livre « Messilat Yecharim », le Rav Luzzato (18ème siècle) décrit ainsi l’activité de l’homme : « (Parmi les gens intelligents), chacun choisit sa voie : certains s’intéressent aux lois de la nature, d’autres aux mathématiques ou à la géométrie, certains à toutes sortes d’activités, certains choisissent de se consacrer aux études de Torah et à l’intérieur de la Torah, certains choisissent les « Pilpoulim » (controverses et discussion) sur les Halakhoth, d’autres s’intéressent aux Midrachim, ou encore aux Dinim (lois) etc. Mais (le but de toute cette activité) est de nous rapprocher de l’Eternel, comme il est dit : « Montre-moi, Eternel, Ta voie. Je veux me rapprocher de Ta vérité ; aide-moi à révérer Ton Nom » (Tehillim 86. 1) (Fin de l’Introduction du Messilat Yecharim).

Comprenons ainsi le sens de notre activité. Ce ne pourrait être en aucun cas un divertissement. L’activité du croyant fidèle à l’Eternel doit, en toute circonstance, être précédée par une bénédiction, c’est-à-dire être faite « Lechèm Chamaï», pour ajouter de la sainteté et de la spiritualité. C’est ce que signifie cette phrase de nos sages, qui reproche que l’on ne récite pas de bénédiction avant l’étude. Il ne s’agit pas seulement de l’étude de la Torah, mais du but de notre existence, en général. Il est vrai qu’il y a dans l’étude de la Torah une vérité intérieure qui peut avoir une influence positive, et aider à retrouver la voie de l’observance et de l’étude. C’est ce que signifie l’expression : « Du divertissement au Pilpoul ». Ce fut la voie empruntée par des philosophes comme Franz Rosenzweig, Emmanuel Levinas, ou surtout Benny Lévy, ancien secrétaire de Sartre, devenu à Jérusalem élève du Collel du Rav Moché Chapira. « Ouvrons les yeux », reconnaissons, aujourd’hui plus que jamais, qu’il y a une direction, une orientation, dans le monde. C’est le sens de la remarque exprimée par les nos maîtres : « Occulter cette considération peut mener à la destruction ». Il importe d’être vigilant et de reconnaitre en toute circonstance l’Auteur de l’univers !