L’hébreu, la langue sainte, diffère de toutes les autres langues. Chaque mot est décisif et évocateur. Il suffit d’explorer le concept, de trouver la racine, et, soudain, vous découvrez des idées sur ce mot que vous ignoriez jusque-là.

Par exemple, le terme « compassion » en français ou dans toute autre langue, a peu de sens en soi. Chacun a sa propre version, sa propre interprétation, du terme « compassion. » En hébreu, toutefois, il n’y a pas une telle latitude. La Torah définit le sens à travers la racine du mot. Ra’hamim - le terme hébraïque signifiant compassion - ne nous permet pas une interprétation arbitraire. Le terme provient de la racine du mot « Ré’hèm - utérus », c’est la manière dont une mère ressent l’enfant qu’elle porte, c’est la définition de la compassion.

Il n’est pas question de ce qu’elle ressent pour son fils ou sa fille, mais plutôt pour le fœtus qu’elle porte en elle. Même si une mère aime l’enfant qui se tient devant elle, il arrive parfois que l’enfant l’irrite et provoque sa colère. Mais elle ne peut jamais être contrariée par ce petit qui n’est pas encore né. Cet enfant est protégé et attendu avec joie. C’est le sens de « Ra’hamim ».

Ces sentiments ne se rencontrent pas facilement, et, pour communiquer ces émotions à leurs enfants, les parents ou les enseignants devront d’abord les susciter dans leur propre cœur - une tâche peu évidente dans une société qui privilégie les intérêts individuels et où les manifestations authentiques de Ra’hamim sont presque inexistantes. C’est cette compassion qui distingue un homme d’un autre et lui confère de la grandeur.

Moché éprouvait naturellement ce sentiment. Il faisait partie de son legs spirituel, un héritage de son arrière-grand-père, Lévi. Contrairement aux autres tribus en Egypte, la tribu des Lévi n’a jamais été asservie. Néanmoins, le patriarche de la tribu ressentit l’esclavage imminent avec une telle douleur qu’à la naissance de ses fils, il leur donna des noms qui rappelaient la souffrance de son peuple.

Moché a été élevé au palais de Pharaon. Il était un prince royal, l’héritier du trône de l’empire le plus puissant au monde ; or, il choisit de renoncer à tout pour rejoindre ses frères opprimés.

A l’époque du Temple à Jérusalem, le grand-prêtre n’avait pas le droit de porter des chaussures pendant qu’il conduisait le service. Pourquoi une telle interdiction ? Les raisons sont sans doute nombreuses, mais la plus pertinente est qu’en marchant pieds nus, on ressent chaque pavé, chaque petit grain de sable. Le grand-prêtre se rappelait constamment qu’en tant que dirigeant de son peuple, il devait ressentir le battement de cœur de chacun, entendre ses cris et voir ses larmes.

Certains, bien entendu, argueront : « A quoi cela sert-il d’assumer la douleur d’autrui ? Si vous ne pouvez éliminer ses souffrances, pourquoi vous tourmenter ? » Le Midrach nous enseigne que telle était la manière de penser de Job.

Pharaon avait trois conseillers principaux : Bil’am, Yitro et Job. Lorsque le « problème juif » fut soulevé, Bil’am recommanda de tuer tous les bébés juifs mâles. Yitro (le futur beau-père de Moché) protesta et dut s’enfuir pour sauver sa peau. Job, en observant tout ceci, conclut qu’il serait futile de prendre la parole, il garda donc le silence. Et c’est pour ce silence qu’il sera puni plus tard.

Il est naturel, lorsqu’on souffre même d’une blessure mineure, de crier de douleur. Une telle réaction n’est pas un réflexe involontaire. La personne qui a mal ne fait pas de calcul : « A quoi cela sert-il de crier "aïe" ? Ça ne sert à rien. » Non, sa réaction est automatique, instinctive, hors de contrôle. S’il garde le silence, s’il ne crie pas, nous pouvons en déduire qu’il ne ressent absolument pas la douleur. Les nerfs sont atteints, incapables de ressentir des sentiments.

Nos âmes ont leurs propres nerfs, et si, D.ieu préserve, ils sont atteints et ne transmettent plus de sentiments de Ra’hamim, notre sens de l’humanité est perdu. Un tel individu ne ressemble plus à son image créée par D.ieu. Alors oui, Job a gardé le silence pendant que du sang juif était versé, mais lorsqu’à une autre période, ses propres enfants tombèrent malades et moururent, il s’écria, tourmenté, vers D.ieu : « Pourquoi n’as-Tu pas pitié de moi ? N’ai-je pas donné la Tsédaka ? N’ai-je pas ouvert ma porte aux pauvres ? N’ai-je pas partagé tout ce que j’avais avec les autres ? D.ieu, pourquoi ne me réponds-Tu pas ? Ce n’est certainement pas la récompense que je mérite. »

Ensuite, les grandes questions arrivèrent. « Job, tu pleurs maintenant ? Maintenant, tu te lamentes ? C’est maintenant que tu implores la pitié ? Pourquoi n’as-tu pas pleuré lorsque des vies juives ont été brusquement fauchées ? Pourquoi n’as-tu pas protesté ? »

Et Job de répondre à D.ieu : « J’ai vu ce qui était arrivé à mon collègue Yitro lorsqu’il a protesté. Il a dû s’enfuir pour sauver sa peau. Il aurait été futile pour moi d’exprimer mon opinion. Pharaon n’écoutait pas. »

« Job, répondit D.ieu, n’aurais-tu pas dû crier de douleur instinctivement ? N’aurais-tu pas dû protester, même si tu savais que cela ne servirait à rien ? C’est seulement maintenant que tu le comprends - lorsqu’il s’agit de tes propres enfants, ta propre maison, ta propre famille qui est en danger ? »

Yitro n’a pas été le seul à s’élever contre le mal, à ressentir la douleur. Deux femmes ont dû opérer des choix - les sages-femmes Chifra et Poua (pseudonymes de Yokhévèd et Miriam, respectivement la future mère et sœur de Moché). On les a convoquées au palais et, sous peine de mort, on leur a ordonné de tuer tous les nouveau-nés mâles. Ces deux femmes se sont non seulement élevées contre le mal de Pharaon, mais elles ont tout fait pour le contourner. C’est le vrai sens de la compassion, du Ra’hamim : aller au-delà de soi-même en faveur d’autrui. Leur force démesurée provenait de leur attachement à D.ieu et de leur cœur compatissant et aimant.

En tant que survivante de la Shoah, je me suis toujours interrogée sur le silence honteux du monde. « Qu’aurions-nous pu faire ? », les gens demandent. Ma réponse : vous auriez pu tenter d’imiter ces deux femmes en Egypte et trouver des moyens de sauver nos vies ; au minimum, vous auriez pu crier « aïe » ! Vous auriez pu dire : « Je ressens votre douleur, j’entends vos pleurs ».

La question demeure. Comment enseigner à nos enfants et à nous-mêmes la compassion ? Si nous devons communiquer de nouvelles valeurs à nos fils et filles, il faut traiter cette question. Et, sans l’ombre d’un doute, nous devons nous-mêmes changer. Nous devons sonder nos cœurs et réfléchir à nos responsabilités.

A suivre...