Dans le monde moderne, nombreuses sont les femmes absentes tout au long de la journée de leur foyer, pour des raisons professionnelles, dans l’impossibilité d’assurer l’accueil des enfants à leur retour de l’école. L’espérance de vie ayant considérablement augmenté, l’âge de la retraite abaissé, les grands-parents se transforment souvent en «deuxièmes parent». Leur rôle doit-il se limiter uniquement à soutenir sur un plan matériel leurs petits enfants ou également tenter de leur inculquer les valeurs de la Torah ?

Cette question est déjà soulevée par le Talmud de Babylone (Kidouchine 30 a). Selon un premier enseignement, la Torah stipule : "Vous enseignerez la Torah à vos fils" (Devarim 11, 19) ce qui exclut le petit-fils.

Mais un deuxième texte cite : "Veille à ne pas oublier ce que tes yeux ont vu [sur le Mont Sinaï] et tu le feras savoir à tes enfants et à tes petits-enfants " (Devarim 4, 9).

Chmouël, un Amora, tranche en faveur du deuxième avis. Cette opinion est reprise par le Rambam

(Maïmonide) dans son Michné Torah (Talmud Torah 1, 2) puis entérinée par le Choul'hane Arou'h Yoré Déa (245, 3) : "De la même manière que l’on doit enseigner [la Torah] à son fils, ainsi on doit l’enseigner à son petit-fils."

Le Meïri, sage du moyen-âge, précise que le grand-père a l’obligation d’instruire son petit-fils uniquement dans le cas où le père ne peut assurer cette éducation ; ce qui est clairement le cas aujourd’hui, où les parents rentrent très tard à la maison. Il appartient donc aux grands-parents de veiller à ce que leurs petits-enfants révisent et fassent leurs devoirs autant pour les matières profanes que pour le Kodech - si l’enfant est à l’école juive - ou les enseignements suivis au Talmud Torah, si l’enfant fréquente une école publique.

Le Kessef Michné s’interroge si le grand-père doit pallier uniquement les carences de son fils ou également celles de sa fille. Le Cha’h répond que le devoir du grand-père est le même vis-à-vis des enfants de son fils ou ceux de sa fille. La longévité augmentant, pour les plus chanceux, le Kessef Michné ajoute que l’obligation d’enseigner existe aussi pour ses arrière-petits-enfants !

Le Talmud glorifie le grand-père enseignant la Torah à son petit-fils. S’appuyant sur un verset de la Torah, Rabbi Yeouchoua ben Levi dit: "Quiconque enseigne la Torah à son petit-fils est compté parmi ceux qui ont eu le mérite de recevoir la Torah au mont Sinaï de la bouche de l’Eternel". (Kidouchine 30a selon l'interprétation de Rabbénou Hananël et du Maharcha). Selon une seconde interprétation des paroles de Rabbi Yéouchoua ben Levi (Sefer Hamakné), l’enfant apprenant la Torah de la bouche de son grand-père est considéré comme s’il l’avait apprise au mont Sinaï.

Il ressort des deux versions de Rabbi Yeochoua ben Levi une idée identique : enseigner la Torah à ses petitsenfants, c’est témoigner que le fameux fossé intergénérationnel est une illusion d’un monde fondé sur le progrès et atteint de "modernité aigüe" où tout ce qui est passé est obsolète. Au contraire, selon le judaïsme, la parole de nos anciens, plus proches du don de la Torah, est plus précieuse et a plus de valeur que celle des générations suivantes. Pour cette raison, le Talmud considère qu’en établissant un lien très fort avec ses petits-enfants, nous retournons à l’esprit du mont Sinaï. Le Talmud (ibid, selon l'explication du Yefé énayim) relate la manière dont Rabbi Yeochoua ben Levi s’est appliqué à apprendre la Torah à son petit-fils. Une fois, Rabbi Hi’ya ben Aba rencontra Rabbi Yeochoua ben Levi conduisant son petit-fils à la synagogue, coiffé négligemment d’une simple kipa contrairement à son habitude de revêtir un turban, plus adapté à son rang élevé. A Rabbi Hi’ya qui s’étonnait de cette négligence, Rabbi Yéouchoua ben Levi répliqua que la Mitsva d’enseigner à son petit-fils l’emporte sur les codes vestimentaires. A partir de ce jour, Rabbi Hi’ya ne prit plus jamais son petit-déjeuner avant d’avoir enseigné la Torah à son petit-fils.

Par le passé, où les orphelins étaient plus nombreux qu’aujourd’hui, nombre d’enfants devenus plus tard de grands Sages ont été éduqués par leur grand-père. Ainsi, le Sfat Emet, Rabbi Arié Leib Alter,

(1847-1903), deuxième Rabbi de Gour, auteur de commentaires sur le Talmud et sur la Torah, orphelin à l’âge de huit ans, a été instruit par son grand-père le Hidouché Harim, (1789-1866), Rabbi Its’hak Méïr Alter, fondateur de la cour hassidique. Dans la Torah, Ephraïm, le fils cadet de Yossef, a étudié avec son grandpère Yaakov au pays de Gochen(Tan’houma, Vaye’hi 8).

Précisons un point essentiel. Tout l'objet de notre article est de savoir s'il existe ou non, une obligation selon la Torah, de l'enseigner à son petit-fils. Néanmoins, tous les Sages s'accordent à dire que c'est une Mitsva de transmettre la Torah à n'importe quel enfant du peuple juif et à plus forte raison lorsqu'il s'agit du sang de son sang, son propre petit-fils. Or, sans rentrer dans un dédale psychologique, les grands-parents jouissent d'une aura particulière auprès de leurs descendants.

Débarrassés de l'éducation formelle quotidienne, du ressort des seuls parents, provoquant d'inévitables conflits et tensions, les grands-parents peuvent profiter de leur situation privilégiée auprès de leurs petits-enfants pour montrer le bon exemple. Ainsi, notre patriarche Yaakov est couramment appelé dans la littérature rabbinique "Israël Saba" -Israël, surnom de Yaakov, le grand-père-, (Beréchit Raba, 64). Yaakov n’est pas seulement l’un des pères du peuple juif, mais dans sa vie d’homme, à chaque instant, il a incarné ce grand-père, modèle pour toutes les générations futures

Une grand-mère, tenant souvent un livre de prières ou de Tehilim, gravera dans la mémoire de ses descendants une image indélébile. Celle jouant sans cesse avec son portable ou la télécommande aussi… Un grand-père, s’enthousiasmant à l’écoute de paroles de Torah, peut susciter chez ses descendants le désir de partager cet élan.

Celui s’excitant devant un match de football ou devant son téléviseur aussi…

Dans un monde en pleine mutation, où les objets et les idées se démodent si vite, la stature du père ou de la mère vacille sous les coups de ce modernisme à tout crin, conjugués au besoin naturel de l’adolescent de s’affirmer "en tuant le père". Dans ce contexte, l’historien américain, Lewis Mumford écrivait : "Chaque génération se révolte contre ses pères et se lie d’amitié avec son grandpère".

Plus que jamais, les grands-parents apparaissent comme des canaux de survie pour des petits-enfants passagers d’un navire qui sombre. A nos aînés de ne jamais l’oublier.

Rabbin Joël JONAS (Paris 17ème)