La Torah est une législation sacrée, qui doit nous relier au Créateur du monde. Elle inclut certes des ordonnances ayant pour but le maintien de l’organisation de la société, mais l’objectif final est d’élever l’homme vers le Tout-Puissant. 

Au-delà d’ordonnances interdisant le vol, l’assassinat ou l’adultère, elle implique également l’observance du Chabbath, de la Cacheroute, et d’autres règles d’ordre proprement religieux, comme par exemple le Chaatnez – interdiction de porter des vêtements contenant du lin et de la laine. Les Mitsvot de la Torah ne constituent pas une législation laïque, mais traduisent la volonté de faire régner pureté et sainteté, donc d’établir sur terre le royaume divin.

Le but de l’Histoire est parallèle. Au-delà des péripéties du quotidien, au-delà de l’histoire des Empires qui dominent les nations puis disparaissent, au-delà des événements qui traversent les siècles, une Volonté se cache derrière les apparences, une direction existe même si elle n’est pas comprise immédiatement. L’histoire d’Israël ne peut qu’être différente, car elle s’inscrit dans la transcendance, et n’obéit pas aux lois naturelles. Comparer l’histoire du peuple juif aux aventures de l’humanité, c’est, à proprement parler, désacraliser l’Histoire humaine, ou c’est même nier, refuser de voir l’intention de la Providence, c’est occulter l’aspect essentiel du devenir historique. Emmanuel Levinas, qui a été assurément l’un des plus grands philosophes contemporains, rejoint cette idée quand il décrit, dans « Difficile Liberté », « cette minorité (de Juifs qui) sans se soucier des perspectives eschatologiques… perpétue cette vie de discipline et d’ailleurs fort incommode ». Et Levinas continue pour illustrer son propos : « Cet anachronisme apparent, ce paradoxe que les Sages d’Israël revendiquent, en évoquant la marche parallèle dans le désert de deux arches : l’Arche d’Alliance et l’arche contenant les ossements de Yossef. Le Talmud explique le rapport entre les deux arches : « Celui qui repose dans l’arche du mort a accompli tout ce qui est écrit dans l’arche de Celui qui vit éternellement » (p. 79 de « Difficile Liberté »). L’éternité de l’histoire d’Israël se situe à ce niveau : rencontre entre le D.ieu vivant et celui qui a obéi rigoureusement à la Loi et « marche à ses côtés ».

Il importe donc de refuser une laïcisation de l’histoire d’Israël. Dans une interview récente (en Décembre 2019), de passage à Paris, la femme de l’écrivain juif André Schwarz-Bart, d’origine antillaise, évoque le souvenir de son mari décédé en 2006, auteur célèbre du livre « Le Dernier des Justes », Prix Goncourt 1959. Elle l’a épousé en 1961. Elle explique qu’il a épousé une antillaise non-juive, parce qu’elle était créole, une descendante des esclaves africains vendus lors de la Traite des Noirs. Elle précise que son mari s’est intéressé au problème de l’esclavage, et de la souffrance des Noirs, car il y voyait un autre aspect de la souffrance humaine. Ainsi que l’a écrit un journaliste, « le couple formé par André, le juif solitaire, et Simone la métisse fière … a entremêlé la mémoire des deux plus grandes tragédies de l’histoire contemporaine, la traite et la Shoah » (dans l’Express – n° 3570 – Décembre 2019, p. 84). Or, c’est ici précisément que le bât blesse. La description de l’être juif dans « Le dernier des Justes » est très émouvante. André Schwarz-Bart présente dans ce livre une sorte de saga juive, d’une lignée généalogique de 36 justes, dont son héros, Ernie Lévy, est le dernier représentant, qui vit d’abord en Allemagne avant les débuts de la Shoah, puis en France, et finalement meurt, après toutes sortes de tribulations, dans les camps de concentration. Le livre retrace de façon très pathétique les souffrances des Juifs, d’une part, et, d’autre part, l’aventure personnelle d’un héros écorché. Sa femme déclare aujourd’hui avoir vécu un miracle, durant 47 ans « à côté d’un blessé éternel », et elle évoque la fidélité totale de quelqu’un envers lui-même, envers ce qui lui importait le plus… justice aux bannis, aux damnés de la terre. Il était préoccupé par tous les génocides… Chaque fois, cela le perçait » (Ibid.). C’est ce passage de la souffrance juive aux souffrances de l’humanité qui nous révèle, inconsciemment, le transfert d’une conscience juive. Ce transfert est en fait une laïcisation de l’histoire d’Israël, une désacralisation de l’être juif. Pour ceux qui continuent à vivre cet être juif, réside ici un double danger : ressentir une absence, et situer cette absence. Elle découle évidemment de l’absence de foi en une Transcendance qui devrait nous dépasser. Schwarz-Bart reste dans le registre de l’humain, et, lui qui a si lumineusement décrit l’intériorité juive, tourne totalement le dos à son propre patrimoine pour s’exprimer dans un humanisme, sympathique peut-être, mais stérile. En épousant une non-juive antillaise, il a épousé la souffrance du monde, mais le vrai message du Juif, c’est celui évoqué précédemment par Levinas : « accompagner l’Arche d’Alliance ». Ne peut-on pas dire que cette rencontre – qui a été très harmonieuse pendant ces 47 années – était précisément une désacralisation, un éloignement de cette tradition si bien peinte – mais pas vécue – dans « Le Dernier des Justes ».

Alors, où cela peut-il mener l’humanité ? Le mariage avec une antillaise a entraîné l’écrivain, qui vivait en Guadeloupe, à s’intéresser davantage aux tribulations des Noirs, et peut-être voyait-il ici un message d’espoir – mais l’histoire d’Israël, l’annonce eschatologique, lui sont totalement étrangers. C’est pourtant à cette étape de l’impossible réaction, c’est-à-dire au bord d’une interrogation sans réponse que se situe, inconsciemment, cette désacralisation contre laquelle il faut s’élever : le monde tend vers l’abîme, et l’on ressent, à l’inverse, ce besoin de salut, de rédemption que l’on ne peut occulter. D’Auschwitz à la Guadeloupe, le trajet n’est pas classique, mais n’est-ce pas, ici, une démarche nécessaire pour redécouvrir, au-delà de l’humain, l’enseignement de la Torah, trace de la Transcendance, dans la réponse d’Hillel au candidat prosélyte : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse. C’est là toute la Torah. Maintenant, tu peux aller apprendre ». Y a-t-il un autre programme pour l’humain ?