Chaque semaine, Déborah Malka-Cohen vous plonge au cœur du monde des Yéchivot pour vivre ensemble les intrigues passionnantes de 4 étudiants, sur fond d’assiduité et d’entraide…

Dans l’épisode précédent : Ménou’ha, la petite sœur d’Avraham, a raconté le calvaire qui est le sien depuis le jour où elle a été enlevée et emmenée dans un village arabe… Yona est euphorique suite à sa rencontre avec Eden Chétrit. Il rentre à la Yéchiva pour partager son excitation avec ses amis mais apprend de la bouche de la Chadkhanit qu’Eden ne sera pas disponible pour le revoir pendant plusieurs jours. Avraham quant à lui s’endort sur son traité de Talmud à la bibliothèque en rêvant de Ménou’ha l’appelant à l’aide….  Les garçons ont organisé un fabuleux Tiyoul pour toute la Yéchiva, excursion qui a plu aussi bien aux élèves qu’aux Rabbanim… 

“Dans sept jours !” m’avait froidement annoncé la femme voilée qui était chargée de me rendre propre une fois par semaine depuis mon enlèvement. Parfois je me demandais s’il y avait une vraie personne sous ce monticule de tissu noir, aussi noir que son regard quand par mégarde nos yeux se croisaient. Sept jours était devenu le chiffre maudit puisqu’il signifiait le nombre de jours qu’il restait avant ce mariage forcé. Pourtant, j’avais toujours pensé que le chiffre sept signifiait la joie. La joie des sept jours des Chéva’ Brakhot… 

Medhi qu’il se nomme. Je ne l’avais vu qu’une seule et unique fois. Il posait fièrement sur un cliché corné et vieilli qui était punaisé au-dessus d’un calendrier griffonné de rendez-vous. En y réfléchissant bien, je l’avais vu plus d’une fois, puisque chaque fois que je rentrais dans le bureau de mon ravisseur, son visage immobile me fixait comme s’il avait toujours su que nous finirions ensemble… ! Medhi n’était autre que le fils de mon geôlier. Le père me retenait prisonnière dans le sous-sol de son garage. La journée, j’entendais des bruits de ferrailles et des réparations de voitures, sur fond de cette langue qu’était l’arabe dont je comprenais à peine quelques mots.

Si je me fiais à la photo qui me narguait, j’avais toutes les raisons du monde d’avoir peur. Ses yeux de fouine m’indiquaient clairement que je devais le craindre. Dans mon malheur, je me disais que j’avais peut-être de la chance après tout. Depuis bien longtemps, au lieu de croupir dans cette “chambre”, j’aurais pu être torturée ou que sais-je… En me projetant dans le futur, je ne sais pas si finalement je n’aurais pas préféré me trouver auprès d’Hachem et en finir avec cette vie. Ô Ribono Chèl ‘Olam ! Aie pitié de mon âme ! Je ne contrôle plus mes pensées. Je suis dans un tel désarroi que je voudrais me dissoudre jusqu’à ne plus exister. Dis-moi comment vais-je faire pour supporter cette union obligatoire ! Il me dégoute, cet endroit maudit où je suis enfermée me dégoute, je me dégoute !

La femme voilée n’est pas revenue me laver cette semaine, elle n’a pas cru bon non plus de me laisser ma ration de dentifrice. Allongée sur cette paillasse, dans cette pièce humide, je tremble de froid. Alors comme à chaque fois que je sens mon esprit partir à la dérive, je me raccroche aux souvenirs de la vie paisible que je menais avant ce cauchemar, chez Papa et Maman. Ah comme notre salle de bain, si petite soit-elle, me manque ! Il y avait toujours du dentifrice, du shampoing et tout le nécessaire de toilette dont j’avais besoin. Je ne m’étais jusqu’alors jamais souciée de savoir ce qui était précieux ou non. Je peux affirmer désormais que chaque jour passé entourée de ma famille était un diamant. Ce type de diamant qu’on accroche à votre cou dès que vous êtes petit. On vous répète que vous avez de la chance de posséder un tel trésor et d’avoir la possibilité de le voir, de le tenir, de le toucher, de l’admirer mais à force, comme il est toujours là, au même endroit, on n’y prête même plus attention… 

Dans mon délire, je repense aux deux Ba’hourim. Je n’ai plus la notion du temps. Je ne sais plus cela fait combien de jours que je leur ai donné ce papier. J’aurais dû me débrouiller pour en écrire plus ! Ils n’ont pas dû prendre conscience de l’urgence de ma situation. Je ne sais pas ce qui m’a pris de reprendre espoir en les voyant dans le bureau de l’homme qui m’a ravie pour son fils. Pourtant en croisant le regard de celui qui avait les yeux bleus, un instant j’y avais cru. 

Je viens juste de m’apercevoir que je parle seule face à ces murs qui n’ont pas de fenêtres. Je crois que je deviens folle. Voilà tout ! Maintenant je n’ai plus qu’à attendre qu’on m’emmène à l’abattoir. Il faut que je m’y résolve. Personne ne viendra me secourir ! C’est impossible. Le mieux serait de trouver le courage de mettre fin à mes jours. N’est-il pas écrit dans la Torah que face à trois péchés, on doit préférer la mort plutôt que de les transgresser : le viol, l’idolâtrie et le meurtre ? Je réfléchis encore un peu sur mon sort et finis par m’endormir d’épuisement mental… Hachem, ne me laisse pas. Avraham, ne m’abandonne pas…

Le jour du Tiyoul, sur le chemin du retour, les garçons étaient descendus du bus à l’endroit où David avait laissé sa voiture. Ils s’y engouffrèrent tous les quatre pour rejoindre la Yéchiva.

Tandis qu’Avraham prenait place côté passager, David s’était mis au volant. Yossef pour sa place s’assit sur la banquette arrière, près de Yona. D’humeur joyeuse d’avoir passé une si bonne journée, Yossef décida de prendre des nouvelles de celui qui était assis à côté de lui. Son ami, d’habitude toujours enjoué, regardait par la vitre la route défiler sans dire un mot, les yeux dans le vague.

“Alors, tu as aimé la balade ? Cela fait du bien de temps en temps de faire un break, même si j’ai hâte de retourner à l’étude.”

Toujours sans quitter les yeux de la route, Yona, le visage assombri, rebondit sur la phrase que son ami venait de prononcer :

“Oui, Rabbi Na’hman de Breslev prônait l’air pur et la connexion régulière avec la nature. C’est très important de donner à nos cerveaux l’opportunité de s’oxygéner et s’octroyer des pauses ‘nature’.”

Et ce fut tout. Aucun son ne sortit plus de la bouche de Yona Amsellem. Yossef, qui ne suivait pas du tout la conversation entre David et Avraham, se donna comme but de découvrir ce qui minait à ce point Yona. Sans trop réfléchir et grâce à son esprit imparable de déduction (ce n’est pas pour rien s’il avait obtenu 98/100 de moyenne en matières scientifiques pas plus tard qu’il y a trois ans), il aborda le sujet avec tact :

“Et sinon, comment ça se passe avec Éden ? As-tu eu des nouvelles de Madame Hirsch ?”

Comme si une lame l’avait piqué au cœur, Yona sursauta. Il ne s’attendait pas à une aussi vive intrusion, même si en réalité il n’en voulait pas du tout à Yossef de prendre des nouvelles sur son Chidoukh. Au final, c’était lui-même qui n’avait pas pu s’empêcher d’en parler à ses compagnons d’étude.

“En fait, ça va moyennement !

– Comment cela, moyennement ?

– Eh bien… elle n’a pas voulu donner suite.

– Aïe ! C’est ce que ta Chadkhanit t’a dit au téléphone, j’imagine.

– Même pas. Si cela avait été un non franc, je crois que j’y repenserais moins et aurais accepté avec plus de facilité son refus.

– Je ne comprends pas. Redis-moi mot pour mot ce qu’Éden a dit à votre Chadkhanit.  

– Elle a fait passer le message qu’elle ne serait pas disponible avant quelques jours pour accepter un troisième rendez-vous. Pourtant notre complicité m’avait semblé réelle. Comment je ne me suis pas rendue compte que ce n’était pas réciproque ?! J’ai été si bête de croire que tout se passait bien entre elle et moi.

– Pourquoi es-tu es si négatif ? Madame Hirsch n’a pas dit qu’Éden ne voulait pas te revoir, alors pourquoi tu ne patientes pas comme elle te l’a demandé ? Est-ce que cela t’a effleuré l’esprit que ton Chidoukh était réellement indisponible pendant un laps de temps et que cela n’avait rien à voir avec toi ?

– Mais oui, c’est ça ! Comme par hasard ! Juste le lendemain du soir où je lui avais avoué la conversion de mon père. Il faut que je me rende à l’évidence, ça a dû la faire fuir, c’est tout.

– Je te croyais plus combatif que ça, dis donc ! Non seulement tu fais le paranoïaque, mais en plus, tu ne laisses pas la chance à Éden de se montrer naturelle et sincère. Elle savait depuis le départ tes origines. Si cela l’avait dérangée même un peu, elle n’aurait même pas accepté une première rencontre ! Franchement, je me dis qu’elle aurait peut-être raison de ne pas te rappeler vu comment tu n’as pas confiance en elle. Je vais me montrer honnête avec toi, mais sache que c’est pour ton bien, Yona. Au lieu de chercher à te marier, tu devrais peut-être pour l’instant travailler sur ton complexe d’infériorité lié à la conversion de ton père, qui te fait perdre confiance en les autres mais en premier lieu en toi ! Désolé si mes mots sont durs mais c’est ce que je pense et je le dis pour ton bien.  

– Alors c’est tout ce que tu me conseilles. De régler mon problème ?

– Exactement !”

Ne sachant pas quoi répondre à Yossef, Yona préféra laisser en suspens la conversation car Yossef avait peut-être touché un point sensible. Il lui fallait juste un peu de temps pour le reconnaître et sur tout l’accepter. La vérité n’est jamais agréable à entendre même si elle est souvent indispensable et nécessaire pour avancer...

Du côté de David, il fixait la route et était plongé dans ses pensées. Il faisait à peine attention au programme qui passait à la radio. Il était trop perturbé par le mot qu’il avait lu. De qui pouvait-il bien venir ? Bien que le rendez-vous chez le garagiste arabe remontait à quelques semaines, David n’avait pas eu trop de mal à repasser dans sa tête tout le déroulement de leur bref entretien. En revoyant ses propres actions, il se répétait en boucle : “Déposer le dossier/Chaleur étouffante/Demander de l’eau/Boire le verre/Repartir”. Il savait pourtant qu’il manquait une pièce centrale à son puzzle. Il ne comprenait pas pourquoi sa mémoire lui faisait défaut. Pour obtenir de l’aide, il prit la décision d’interroger Yona dès qu’ils seraient arrivés à la Yéchiva. Après tout, lui aussi était présent ce jour-là. Deux mémoires valent mieux qu’une. 

D’un coup, David sortit de ses pensées car il fut interpellé par ce qui se disait à la radio et augmenta le volume. Juste après les trois bips qui indiquaient l’heure, les quatre amis entendirent la voix masculine presque mécanique déclamer : “Chalom, hacha’a chaloch... “ pour laisser la place à un flash info dramatique : 

“... On vient de nous signaler l’enlèvement de trois ‘Hayalim. Deux garçons et une fille, âgés de dix-huit ans. Tsahal et la police mettent tout en œuvre pour les retrouver…”  

“ D.ieu préserve ! Quel malheur !, avait hurlé Yona. Je n’en peux plus d’entendre ce genre d’informations ! 

– Je n’ose même pas imaginer ce que la famille ou les amis doivent ressentir après une telle catastrophe. J’espère qu’ils vont les retrouver très vite !”, avait réagi Yossef. 

Les trois amis continuèrent de commenter la triste nouvelle. Avraham, qui ne s’était pas prononcé depuis le départ, entendait les échanges entre les amis sans rien dire. Si en apparence, il avait l’air serein, à l’intérieur il était torturé. Ce pauvre Avraham ne savait pas s’il souhaitait ou non partager la disparition de Ménou’ha avec eux. 

“Comment reprendre le cours de sa vie après un tel drame ? D’après ce qu’on dit, si on ne retrouve pas une personne disparue dans les vingt-quatre-heures, c’est qu’il y a peu de chance qu’elle soit encore en vie.”  

Ce fut la phrase prononcée par Yona qui avait fait perdre ses moyens à Avraham.

“NE DIT PAS ÇA !”, avait-il hurlé. 

Depuis qu’ils le connaissaient, c’était la première fois que Yossef, Yona et David avaient entendu leur ami hausser le ton. Après un laps temps tendu, seul David osa demander timidement :

 “Tout va bien Avraham ?” 

Encouragé par les particules de bienveillance qui régnaient dans l’atmosphère, l’intéressé ne mit pas longtemps à se jeter à l’eau : 

“Je crois qu’il est temps pour moi de vous révéler ce qui me pèse depuis des mois…” 

À mesure qu’Avraham leur racontait avec détails tout ce qu’il s’était passé depuis le kidnapping, il sentait un énorme poids qu’il avait en permanence sur ses épaules s’évaporer peu à peu. 

“D’après ce qu’on a lu dans son journal intime qu’on a trouvé dans ses affaires, Ménou’ha semblait heureuse. Je ne me serais jamais douté qu’en acceptant de rendre service à notre voisine, je ne la reverrai plus jamais. Le matin avant qu’elle ne soit kidnappée, elle avait confié à Nathaniel, mon autre frère, qu’elle rentrerait plus tard que prévu car elle devait aller après l’école faire deux heures de baby-sitting chez les Hasberg. On ne s’était pas inquiété plus que ça car elle avait l’habitude de leur rendre service. Le problème c’est qu’elle n’a jamais été chez nos voisins. Vers 20h00, on a vraiment commencé à s’inquiéter. Vers 23h00, mes parents, mes frères et moi, nous étions en train de ratisser le quartier. Chaque maison avait été passée au peigne fin mais aucun de nous n’avons réussi à découvrir la moindre piste. Peu après, on a bien dû se résoudre à aller voir la police pour commencer des recherches plus approfondies. 

Quand on leur a exposé la situation, ils nous ont conseillé de fouiller dans ses affaires pour vérifier qu’elle n’avait pas fugué car chez les jeunes filles, cela arrivait plus souvent qu’on ne le croyait. C’est là qu’on a trouvé sur son bureau un mot de sa part. On pouvait lire : “Je m’en vais de mon plein gré, ne me cherchez pas”. Aucun doute que ce soit quelqu’un d’autre qui l’ait rédigé car c’était son écriture. Sous le choc, ma pauvre mère s’était évanouie. Depuis, mon père n’a pas retrouvé le sommeil. Mes frères et moi n’avions pas cru une seule seconde à ce mot. La police a même fait appel à un expert en comparaison d'écritures et celle-ci s’est avérée être bien celle de Ménou’ha, même si nous le savions déjà. Hélas, très vite, on a compris que la police ne nous serait d’aucune utilité. À cause de ce fichu mot laissé derrière elle, de la dispute qu’elle avait eue avec mes parents quelques jours auparavant et vu qu’elle est majeure, ils n’avaient pas pu mettre en place le protocole de recherches.

Pendant plus d’un mois, mon père n’a pas pu travailler. Me sentant plus responsable (ou coupable ?) que les autres du fait que je sois l’aîné de la famille, je m’étais juré de la retrouver… mais en vain. Depuis, chacun essaye de reprendre sa vie comme il peut, même si elle ne sera jamais plus la même. J’avais pratiquement perdu espoir jusqu’à ce que je tombe sur un article...

– Quel article ? avaient demandé en chœur les amis. 

– Dans un des journaux orthodoxes, un journaliste a fait une enquête et a soulevé la question des enlèvements de jeunes filles juives. À cause de leur naïveté, elles se font piéger. Elles sont prises en otages et ramenées dans des villages arabes pour être vendues comme esclaves. Apparemment, seul le Chabak a la liste précise de ces villages. Pour des raisons sécuritaires, il refuse de divulguer cette fameuse liste à la presse. Sauf que moi, j’ai réussi à me la procurer.” 

Avraham joignit l’acte à la parole, en plongeant sa main dans la poche intérieure de sa veste. 

“Tenez. Tout est là. Le nom des quinze villages.  

– Comment as-tu fait pour l’obtenir ? avait demandé Yona. 

– Lorsque j’ai imprimé les tickets pour l’excursion d’aujourd’hui, j’ai utilisé l’ordinateur et l’imprimante du secrétariat.” 

Complètement abasourdis par de telles révélations, chacun attendait que l’autre brise le silence. Ils n’eurent pas besoin de le faire car arrivant devant la Yéchiva, une surprise de taille les attendait. Un camion de police, tout gyrophare dehors, était garée juste devant…

A suivre Mercredi prochain...