Chaque semaine, Déborah Malka-Cohen vous fait plonger au cœur du monde des Yéchivot pour vivre ensemble les intrigues passionnantes de quatre étudiants, sur fond d’assiduité et d’entraide…

Dans l’épisode précédent : Depuis la sombre cave où elle est maintenue prisonnière, Ménou’ha se remémore les jours heureux où elle était auprès de sa famille, elle qui n’est qu'à quelques jours d’un mariage forcé avec un certain Medhi… Du côté de nos Ba’hourim, alors qu’ils reviennent à la Yéchiva après le Tiyoul, Yossef conseille à Yona, d’humeur morose suite à la réponse que lui a donnée la Chadkhanit, de cesser de complexer. Dans la voiture, Avraham se jette enfin à l’eau et raconte à ses amis l’histoire de l’enlèvement de Ménou’ha et la manière dont il a piraté le serveur du Chabak pour obtenir certains renseignements. Ils ont à peine le temps de commenter les révélations d’Avraham qu’ils arrivent devant la Yéchiva où un camion de police tout gyrophare dehors les attend…

Les quatre amis restèrent un moment sans bouger dans la voiture. Découvrir un camion de police dans ce quartier paisible de Jérusalem revenait à voir apparaitre un petit bonhomme vert dans une soucoupe volante descendue du ciel. Cela faisait beaucoup pour ces trois Yéchivistes qui aspiraient à une vie paisible sans histoire. Sauf que la vie n’est jamais un long fleuve tranquille. Elle est presque toujours ponctuée d’histoires justement. 

Encore sous le choc des révélations de leur ami, personne n’osa sortir de la voiture ni dire quoi que ce soit. Seul Avraham se sentit obligé de briser ce silence pesant. En réalité, parler n’était qu’une tactique pour masquer sa propre peur. Allait-il être arrêté pour ce qu’il avait fait ? Comme pour répondre à sa question, il dit - plus pour lui-même que pour les autres :

“Je voulais simplement avoir accès à cette liste… pour avoir une chance de retrouver Ménou’ha.

– On te comprend, A’hi. On te comprend”, avait soufflé Yona.

Ils repoussèrent encore un peu le moment où ils allaient devoir sortir de la voiture. Chacun savait qu’après les confessions qu’ils venaient d’entendre, ils étaient directement impliqués dans cette grave infraction. Si la police avait découvert le hackage, ils seraient contraints de faire un choix décisif. Soit ils dénonçaient Avraham, soit ils gardaient le silence avec ce que cela impliquait, soit un mensonge par omission. Ce qui était aux yeux de la loi un tout aussi grave délit !

Sans se concerter, chacun était sûr de ce qu’il avait à faire ou plutôt… ne pas faire. Personne ne dénoncerait Avraham. Pas même Yossef qui était un homme très droit, voire intransigeant, qui suivait les règles à la lettre sauf quand les émotions s’en mêlaient. Etant au courant de la raison qui avait poussé Avraham à agir ainsi, il ne manquerait plus qu’il ne le trahisse ! Ce pauvre homme ainsi que toute sa famille avaient déjà eu leur lot d’épreuves ! David se racla nerveusement la gorge et demanda :

“Bon, imaginons que l’arrivée de la police, qui est en ce moment même à la Yéchiva, n’a rien à voir avec le hackage du Chabak, qu’ils soient là pour une toute autre raison et que l’on s’en sorte indemne. Que vas-tu faire avec cette liste ?

– Peut-être que je pourrai faire appel à Yad Léa’him qui sont spécialisés dans ce genre d’opérations. Il paraît qu’ils ont formé des commandos de choc qui s’infiltrent dans les villages arabes pour sauver les jeunes filles juives emprisonnées là-bas. Je pourrai leur fournir la liste avec les noms de tous les villages susceptibles de faire du trafic d’esclaves pour qu’ils tentent de retrouver ma sœur !

–Excuse-moi, mais c’est du délire ! Si tu ne possèdes pas plus d’informations, ils n’accepteront jamais de se lancer dans une telle expédition, vu les risques !”

David ne put faire autrement que de se ranger de l’avis de Yossef : “Il a raison. Ton idée, c’est de la folie !”

De son côté Yona encouragea vivement Avraham d’aller convaincre les autorités d’ouvrir l’enquête à nouveau, en arrêtant de jouer aux cavaliers solitaires car cela pouvait l’amener sa perte.

En écoutant les arguments des uns et des autres, le grand frère de Ménou’ha comprit avec fatalité que son plan était voué à l’échec. Qu’allait-il faire ? L’idée d’abandonner les recherches lui était insupportable. D’un coup, David tapa sur le volant, ce qui le fit sortir de ses réflexions.

“Sauf qu’il n’est pas seul ! Avraham est notre ami ! Si aujourd’hui il a décidé de se confier à nous, c’est pour qu’on lui vienne en aide d’une manière ou d’une autre. Il n’a pas à traverser la disparition de Ménou’ha tout seul. Il y a forcément un moyen de ré-ouvrir l’enquête et c’est à nous de le trouver !

– Et comment on fera ? Rien qu’à la vue de ce camion, j’ai la chair de poule, rétorqua Yossef.

– Un problème à la fois. Je propose que nous sortions de la voiture pour essayer de comprendre pourquoi la police est ici ce soir.

– Tu crois que cela à un rapport avec ce que tu viens de nous dire, Avraham ?, demanda Yona. Ce serait un peu trop gros quand même ! Comment la police serait déjà au courant que tu as forcé le serveur du Chabak ?”

Le ventre noué avec la peur d’avoir été démasqué, Avraham sortit le premier. Sentir le soutien de ses amis lui avait donné assez de courage pour aller affronter son destin…

 

Pendant qu’Eden Chétrit était dans l’avion qui l’amenait au Canada, elle repensait au jeune homme qu’elle avait vu par deux fois la semaine passée. En fait, depuis la première seconde où elle avait rencontré Yona Amsellem, elle ne faisait que de penser à lui. C’était le cœur lourd qu’elle avait dû partir d’urgence rejoindre sa mère. Cinq ans auparavant, son père était parti dans le pays des anges auprès d’Hachem. Sa pauvre maman, qui était assez âgée, avait eu un grave problème au dos. Elle avait dû être opérée en urgence et ne pouvait plus bouger pendant deux semaines entières. Comme la totalité de sa fratrie était mariée avec des enfants en bas âge et qu’ils habitaient tous aux quatre coins du globe, il avait été logique de faire appel à la petite dernière de la famille pour qu’elle prenne soin de sa mère. Au moins le temps qu’elle retrouve un peu d’autonomie.

Lorsqu’elle avait annoncé à Madame Hirsh qu’elle devait s’absenter pour une quinzaine de jours, elle l’avait priée de transmettre le message à Yona. Même si elle avait pleinement conscience que le respect des parents passait avant tout, ne pas pouvoir le revoir pour une troisième rencontre lui avait provoqué un vif pincement au cœur.

Quand l’hôtesse lui tendit son plateau-repas Cachère Léméhadrin, elle se remémora ce fameux jour où Madame Hirsh était venue à sa rencontre. Elle s’était présentée à elle, munie d’un énorme cabas plein à craquer. À chaque fois qu’elle reverra sa marieuse, celle-ci aura toujours le même grand sac.

Avant d’accepter cette rencontre avec Yona Amsellem, cela faisait trois fois qu’elle refusait des “bons partis”, comme les avait qualifiés Sylvia Hirsh. Il lui avait suffi d’un coup d’œil sur les photos que la Chadkhanit lui avait demandé de regarder, pour toutes les rejeter en bloc et sans négociations possibles.

“Hors de question.

– Mais pourquoi ?

– Je n’aime pas les roux.

– Qu’est-ce que tu leur reproche aux rouquins ?

– Rien, mais je n’en veux pas.

– Mais ta cousine que j’ai mariée l’année dernière est rousse elle aussi et tu ne peux pas dire qu’elle n’est pas jolie !

– Justement ! J’ai déjà des roux dans ma famille. Si je me marie avec un, cela ne fera qu’augmenter nos chances d’avoir des enfants roux.

– Mais enfin, c’est stupide de refuser un aussi bon garçon pour une simple couleur de cheveux !

– Sûrement, mais c’est moi qui décide qui je veux rencontrer.

– Ohlala ! Ces jeunes, vous m’embêtez à la fin ! Pas une grosse ! Pas une myope ! Pas une ceci ! Pas une cela ! Écoute petite, ta mère m’a demandé de m’occuper de toi et je compte bien le faire. C’est au nom de notre amitié qui date que je le fais. Je vais te trouver le jeune homme qu’il te faut et je ne m’avoue pas vaincue.”

Pendant plus d’un mois, Éden n’avait pas eu de nouvelles de la vieille dame. Puis, un matin, elle était venue la trouver. Manque de chance pour elle, elle n’avait pas la tête à cela car elle venait de discuter avec Ilana. Une amie du séminaire dans lequel elle étudiait.

Comme cela arrivait parfois à Ilana, elle s’était mise à parler de son amie disparue, Ménou’ha. Éden n’avait jamais connu cette jeune fille mais d’après Ilana, c’était la gentillesse incarnée, toujours prête à rendre service. Apparemment, elle était partie en laissant un mot derrière elle, sans donner plus d’explications. Juste une recommandation comme quoi il ne fallait pas la chercher. Ilana, qui connaissait mieux que personne Ménou’ha, ne croyait pas une seconde à toute cette histoire. Cela dit, même la police avait laissé tomber et elle n’avait pas eu d’autre choix que d’avancer sans sa meilleure amie à ses côtés.

Madame Hirsh l’avait invitée à boire un jus d’orange dans un petit café, tout à côté de l’institut privé pour jeunes filles religieuses dans lequel Éden étudiait. Une fois toutes les deux assises, la Chadkhanit avait sorti une autre photo de son énorme cabas vert, sauf que contrairement aux autres fois, elle ne la lui avait pas tout de suite montrée.

“Avant de te montrer cette perle de garçon, je veux savoir si cela te dérange que son père soit converti. Dans son ancienne vie, Monsieur Amsellem venait d’une famille musulmane. Depuis qu’il est passé au Mikvé, il a coupé les ponts avec les siens car personne ne le soutenait. Oh, rassure-toi ma fille, c’est une bonne conversion. Un homme pieux, ce Monsieur Amsellem. Et sa mère n’en parlons pas ! Une femme exquise en tous points. Elle sera une belle-mère en or.

– Comment pouvez-vous affirmer cela ? avait demandé Éden.

– Je vais te dévoiler le secret d’une belle-mère qui se montre douce et chaleureuse avec sa belle-fille : c’est tout simplement une femme heureuse ! Rien de plus.

– C’est beau ce que vous dites, Madame Hirsh.

– En plus, la mère de Yona est une beauté. D’ailleurs, son fils lui ressemble !”

La femme rusée qui avait du métier derrière elle avait réussi à piquer la curiosité de la jeune Chetrit.

“Faites-moi voir la photo.”

Comme pour faire durer le suspense, elle hésita puis posa délicatement la photo sur la table. Ses yeux verts et le sourire des Amsellem avaient tout de suite plu à Éden.

“Alors ma chérie, j’organise une rencontre ?

– Je crois bien oui !

– A la bonne heure… Et tu vois, il n’est pas roux celui-là !”

Depuis, Eden se trouvait sur un nuage et elle n’avait qu’une chose en tête : revoir Yona afin qu’il demande sa main le plus rapidement possible. Elle espérait simplement qu’il n’avait pas mal pris son départ précipité.

C’était sur cette incertitude qu’Éden finit son repas, fit son Birkat Hamazon et dormit jusqu’à la fin du voyage….

 David éteignit le contact de la voiture et sortit à son tour pour rejoindre Avraham. Il avait déjà atteint les premiers escaliers qui menaient à l’entrée de la Yéchiva. Très vite, Yossef et Yona se retrouvèrent aussi dans le vestibule et découvrirent trois policiers. Ils tendirent l’oreille et comprirent rapidement que les officiers étaient là pour interroger toutes les personnes présentes. On pouvait les entendre griffonner sur leurs calepins en fonction des réponses qu’ils obtenaient.

“Donc Mr Lévy, vous m’affirmez qu’entre hier et aujourd’hui, vous n’êtes pas rentré dans la zone où se situe le secrétariat.

– Puisque je vous dis que je suis resté toute la nuit en salle d’étude. Je ne me suis absenté que pour aller manger au ‘Hadar Okhel (cantine).

– Et vous, Mr….

– Rav Eliézer.

– Rav Eliézer, avez-vous vu quelqu’un rentrer sans autorisation dans le bureau de votre directeur ?

– Absolument pas.

– J’ai la vague impression que même si c’était le cas, personne ne nous dira rien. Aharon, occupe-toi des quatre qui viennent d’arriver.”

Le Aharon en question abandonna un pensionnaire qui occupait la chambre à côté de la leur et demanda à Yossef de lui fournir ses papiers d’identité.

“Qu’est-ce qu’il se passe ?, se risqua à questionner David.

– À ce stade de notre enquête, nous pouvons affirmer qu’il y a eu une grave infraction informatique. L’adresse IP qui nous a été indiquée provient de l’ordinateur qui se trouve au secrétariat. Puisque vous êtes là, papiers d’identité et dites-moi où vous vous trouviez entre 22h30 hier et 8h00 ce matin. Je me dois de vous informer que si aucun de vous ne se décide à parler, c’est votre Roch Yéchiva, responsable de cet institut, qui devra répondre devant la justice.

– Dans ma chambre ! J’étais dans ma chambre ! avait presque hurlé David.

– Bien, avait dit le policier. Avez-vous des témoins qui peuvent affirmer que vous n’avez pas quitté votre chambre, comme vous l’affirmez ?”

Yona, qui ne se supportait pas d’en entendre davantage, regarda droit dans les yeux l’homme de loi et lui dit : “Il ne me reste plus qu’une chose à faire !  

– C’est-à-dire ?”

Yona passa devant le policier et monta les escaliers qui menaient au bureau du Roch Yéchiva. Il était prêt à se dénoncer spontanément.

Yossef, David et Avraham le rattrapèrent car ils avaient compris ce que leur ami avait en tête. À la surprise générale, l’imminent Rav sortit de son bureau, entouré de deux policiers.

“Ah ! Yona comment allez-vous ? dit le Rav Sofer. Ces messieurs repasseront demain pour récupérer les témoignages manquants. Il semble que quelqu’un s’est servi de manière malveillante de l’ordinateur du secrétariat.”

Le policier en chef leur expliqua que par manque de preuves, ses hommes et lui quittaient les lieux, du moins pour cette nuit. Il avait juste laissé l’ordre de suspendre l’utilisation des ordinateurs le temps de l’enquête. Aussi bien ceux qui se trouvaient dans les bibliothèques que celui dans le bureau administratif.

Soulagés, les jeunes hommes respiraient de nouveau.

Une fois la police partie, le Rav demanda à Yossef de rester un peu car il avait besoin de lui parler en tête à tête. Avraham pour sa part partit étudier. Yona rappela Madame Hirsch pour savoir si elle avait des nouvelles d’Éden et David partit quant à lui prendre l’air afin d’accomplir sa Hidbodédouth journalière.

Seul, il se mit à parler à Hachem en lui confiant tout ce qu’il avait sur le cœur :

“Maitre de l’univers qu’attends-Tu de moi ? Y-a-t’il une coïncidence entre l’histoire de mon ami et ce bout de papier ? Ce soir, j’ai eu vraiment peur pour lui. Quel rôle ai-je à jouer ? En quoi puis-je me rendre utile ? Dès que Yona termine son coup de téléphone, je dois absolument lui parler. Il faut qu’il m’aide à me rappeler de tout ce qu’il s’est passé ce jour-là au garage.”

Comme un signe de la Providence, les yeux de la jeune fille qu’il avait aperçue très brièvement dans le bureau du garage lui revinrent en mémoire. Les yeux de celle qui leur avait apporté de l’eau. Il n’avait pas prêté plus attention que cela car elle était voilée. Troublé, il rentra dans sa chambre et se fit la promesse de retourner dès le lendemain voir le patron du garage. Il avait douze heures devant lui pour inventer un prétexte pour justifier sa venue afin de ne pas éveiller le moindre soupçon. Ainsi, il allait peut-être revoir la jeune fille en question et établir un contact avec elle... 

A suivre mercredi prochain…