La « mahloket », la controverse, que Korah a fomenté est demeurée dans notre tradition l’archétype de la dispute stérile, condamnable. Chacun a en tête cette mishna des Pikei Avot (Les maximes des pères, chap. 5-17) qui énonce de manière définitive : « Toute controverse qui a vocation à honorer les Cieux verra ses fruits perdurer dans le temps ; et celle qui n’a pas vocation d’honorer les Cieux ne connaîtra aucun avenir. Quelle est la controverse qui a vocation d’honorer les Cieux ? C’est la controverse entre Hillel et Chammaï. Et celle qui n’a pas vocation d’honorer les Cieux ? C’est la controverse entre Kora’h et toute sa faction. »

Il y a lieu de s’interroger finalement sur la nature profonde de la controverse, la fameuse « mah’loket ». Comment peut-on comprendre qu’elle porte en elle des conséquences si diamétralement opposées : la paix ou la discorde, l’éternité ou la vanité, et, finalement, la vie ou la mort ?

Nous pouvons tout d’abord remarquer que l’un des enjeux fondamentaux de la « mahloket », de la controverse porte sur le « shalom », la paix, l’harmonie qui règne entre des hommes, et, in fine, au sein du peuple juif. 

En effet, lorsque des divergences de vue apparaissent dans les esprits, une menace pèse sur l’entente collective. Les hommes vont-ils faire de ces différences des motifs de division, pire, de dénigrement mutuel, ou, au contraire, l’opportunité d’un échange fécond dans une quête de vérité en découvrant de nouveaux horizons de pensée ?

Or, comme chacun sait, la paix, le « shalom » est une valeur fondamentale de notre tradition. « La paix est si importante que même si un groupe d’israélites servent les idoles et que la paix règne entre eux, le Satan ne peut les atteindre comme il est dit « Ephraim est attaché aux idoles, qu’on le laisse. En revanche, s’ils sont en discorde, qu’est il dit à leur sujet « Leur cœur est partagé, ils en portent la faute. Ainsi, le Shalom est grand, et la discorde est détestée » (Yalkout Shimoni, Nasso, rapporté par F. H. Lumbroso, Sihot Moussar, Rabbi H. Chmoulevitch)

Et le Talmud de Jérusalem d’illustrer ce principe à travers d’une part l’exemple de la génération de David qui, bien que vertueuse et érudite, connaissait beaucoup de disputes et beaucoup de pertes humaines dans les guerres, alors que d’autre part, la génération du Roi impie et idolâtre Ahav, connaissait une forme d’unité et de paix au sein du peuple qui lui ont apporté la victoire dans les guerres (Traité Péa, 1.1).

Nous comprenons que ce qui se joue dans la discorde dépasse la simple divergence de points de vue, mais relève d’une forme de dynamique vitale, de reconnaissance de ce que la vie porte en elle de plus fécond et de plus fort.

Aux yeux de notre tradition, la vérité n’est pas monolithique mais elle est multiple. La discussion talmudique est l’exemple même de cette diversité de points de vue ; « Certains disent ainsi… D’autres disent ainsi… », « Elou ve Elou Divrei E-lo-kim Hayim » « Ceux-ci et ceux-là sont porteurs de la parole du D.ieu vivant ». Les Sages vont même plus loin affirmant que l’étude de la Torah progresse à travers l’opposition des points de vue « certains interdisent et d’autres autorisent, certains déclarent purs et d’autres déclarent impurs, certains invalident et d’autres déclarent « cacher » » (Traité Haguiga 3b, Maharcha).

C’est ainsi que même dans le périmètre de la loi juive, là où l’on s’attendrait à avoir une vision univoque, la Torah tolère, voire encourage, la confrontation de points de vue divergents. La décision finale privilégiera une approche, ou opèrera une synthèse, qui devront être respectées par tous. Mais toujours est-il que le processus d’élaboration de la loi, de réflexion doit faire droit et entendre les avis contraires.

Cette analyse met en lumière un des écueils qui guettent bien souvent les discussions et les controverses entre les hommes. Ces derniers sont parfois tentés de penser que la vérité est univoque, monolithique, et une telle approche ne supporte pas la contradiction qui est vécu comme un désaveu. 

Au fil des discussions talmudiques, les maîtres du judaïsme nous font comprendre qu’il n’en est rien, mais que la vérité, le « Emet » nait de la confrontation des points de vue, de l’échange, de l’enrichissement mutuel.

Comme nous l’avons vu, Hillel et Shamai étaient souvent en désaccord mais ils se respectaient profondément si bien, nous dit-on, que leurs enfants se mariaient ensemble. Leur controverse était « leshem shamayim », uniquement motivée par la quête de la vérité et dénuée d’intérêt personnel. Ils faisaient droit à la contradiction, ils s’écoutaient avec respect et essayaient de comprendre la pensée de l’autre. Plus encore, l’école d’Hillel avait l’habitude de rapporter en premier l’opinion de leurs contradicteurs. Cette modestie est aussi le reflet d’une haute intelligence, elle a valu à Hillel que la Halakha soit tranchée (en général) conformément à son point de vue (Erouvin 13 b).

Pour faire accoucher la vérité, il faut avancer sur deux jambes, la thèse et l’antithèse, être capable d’affirmer son opinion, et d’entendre sa réfutation. Voilà pourquoi également, nos Sages nous disent que les lettres qui forment le mot Emet ont une graphie « stable », avec deux « jambes » ; contrairement au « Sheker » « le mensonge » formé de lettres hébraïques dont la graphie semble instable, qui ne tiennent que sur un pied, et semblent menacées de basculer (Traité Chabat 104). Et, de fait, la controverse qui est animée par la quête de vérité, de « Emet » durera, alors que celle qui est motivé par la « gloriole » personnelle, et se moque de la « vérité », finira par disparaître.

Au-delà de la dispute intellectuelle, la mahloket est porteuse d’une dynamique vitale, elle est profondément liée à la vie. Lorsque Rabbi Yohanan a perdu son compagnon d’étude, Resh Lakish, capable de lui opposer « 24 objections » à ses raisonnements, il déplorait une béance fondamentale dans son existence même, sa vie n’avait plus le même gout.

Rappelons, lehavdil ben kodesh le ’hol, dans un registre profane, ce mot de Jean Paul Sartre, au lendemain de la mort d’Albert Camus avec lequel il était en profond désaccord « Cela ne m'empêchait pas de penser à lui, sentir son regard sur la page du livre, sur le journal qu'il lisait et de me dire: «Qu'en dit-il? Qu'en dit-il EN CE MOMENT?» 

Il est intéressant de noter que le terme hébraïque qui désigne la vie, « hayim », est formé sur un pluriel. La vie c’est la multiplicité nous dit la Torah. Celui qui est vivant c’est celui qui est capable d’embrasser la richesse des points de vue opposés, de grandir en entendant des pensées différentes de la sienne. 

La vie triomphe de la mort lorsqu’elle parvient à ne pas se laisser enfermer dans des controverses mortifères où l’égo l’emporte sur la quête de vérité, mais lorsqu’elle parvient à opérer une synthèse éclairée entre les avis divergents, en reconnaissant à chacun sa part de vérité.

Dans une célèbre discussion talmudique, nous assistons ainsi à un échange suprenant entre Moshé Rabenou et les anges afin de savoir s’il était opportun de donner la Torah aux hommes. Moshé finira par avoir raison, et les anges vont remettre un cadeau à leur contradicteur, comme s’ils lui étaient reconnaissants. L’ange de la mort remettra à Moshé un secret capable de vaincre la mort : les « kétoret » (les encens). Tout se passe ainsi comme si l’aboutissement d’une controverse « leshem shamayim » désintéressée permettait de vaincre la mort. (Traité Chabat 88b, 89a).

Et de, fait, à la fin de notre paracha (chap. 17, 12-13), nous voyons Moïse se servir des encens pour mettre un terme à l’épidémie qui décimait le peuple.

Nos Sages nous font remarquer à cet égard que les lettres qui forment le mot « mahloket » peuvent aussi signifier « ‘hilouk mavet » « torpiller la mort ». Lorsqu’elle est orientée positivement, animée par le respect et la quête authentique de vérité, la controverse est porteuse d’une profonde dynamique vitale qui permet à l’homme de hisser son esprit très haut, et de vaincre toutes les forces mortifères qui menacent l’existence.

Ces dernières réduisent la perspective offerte à l’esprit humain, en le ramenant à des rivalités d’ego où la victoire de l’un est la défaite de l’autre, où la vérité ne peut être qu’univoque, et ne souffre aucune contradiction. 

La Torah exhorte l’homme à ne pas se laisser enfermer dans de tels raisonnements, et à une vision « mesquine » de la vie. Elle nous invite au contraire à rechercher dans l’autre la part de vérité dont il est porteur, et qui a vocation à éclairer l’humanité. 

Lorsque, D.ieu nous en préserve, nous avons la tentation de faire taire autrui pour ne pas porter ombrage à notre point de vue, nous risquons d’éteindre la lumière dont il est porteur et d’en priver l’humanité. Ce n’est évidemment une victoire pour personne.

La vie que célèbre le judaïsme est, au contraire, une invitation à permettre à chacun d’allumer la lumière dont il est porteur en faisant de la confrontation des points de vue une opportunité de s’élever collectivement.

Cette réflexion prend un relief particulier pour notre génération qui traverse à nouveau une épidémie tragique. Durant ces longues semaines de confinement, nous avons été privés, d’une part, de l’échange fécond avec autrui, mais nous avons, d’autre part, dû partager davantage d’intimité et de proximité avec notre famille. Nous avons alors pu prendre conscience de réalités qui nous échappaient et qui justifiaient parfois des points de vue que nous ne comprenions pas.

Prions l’Eternel pour être capable à l’avenir de fuir les controverses stériles, et nous engager dans un dialogue fécond avec autrui, dans le respect de nos différences et dans une quête authentique de vérité. Nous serons ainsi en mesure d’apporter plus de lumière au monde, et de célébrer la vie dans toute sa profondeur.