Le 26 mars 1990, Rav Shakh, dirigeant spirituel du judaïsme lituanien orthodoxe en Israël, prononce un discours mythique à Yad Eliyahou, l’immense stade de Tel Aviv, devant 10 000 personnes.
Son intervention est retransmise en direct par tous les médias du pays, car les temps sont à la crise, et les mots du Rav auront des incidences politiques.
De quoi s’agit-il ?
La coalition d’Its’hak Shamir du Likoud (droite) s'est dissolue après une motion de censure, et Shimon Perès, (gauche), veut essayer de séduire les partis religieux pour obtenir une majorité de sièges et former avec eux un nouveau gouvernement.
Le Gadol veut mettre les points sur les i, pour faire savoir haut et fort que la fin ne justifie pas les moyens et qu’en aucun cas on ne doit céder aux chants des sirènes des politiques ni s’allier à ceux qui n’ont glissé dans leur agenda aucune référence à la judaïté du pays et de ses habitants.
Il craint que les promesses mirobolantes de financements d’établissements religieux et orthodoxes faites par Shimon Perès à ceux qui s'allieront à lui, puissent faire tourner la tête à certains, prêts à entrer dans un gouvernement aux conceptions en opposition totale avec le judaïsme pratiquant.
Certaines phrases de son discours vont secouer pour longtemps les piliers de la laïcité israélienne et provoquer une tempête médiatique.
En voici un extrait:
« Il y a des kibboutzim qui ne savent pas ce qu’est Yom Kippour, qui élèvent des lapins et des cochons.
N’avons-nous pas de Torah ? Pas de tradition ? En quoi êtes-vous juifs ? »
La phrase retentira partout, à la une des journaux, retransmise et relayée sans fin, ayant ouvert le débat le plus brûlant de l’identité profonde de l’État hébreu.
Rav Shakh ouvre une boîte de Pandore, et le lendemain, les médias ne seront occupés que par sa question, et donneront le micro à la gauche israélienne pour un droit de réponse.
Le premier, Haim Oron, futur ministre de l’Agriculture et chef du parti Meretz (ultra gauche), déclarera :
« Que celui qui n’envoie pas ses élèves défendre le pays ne nous donne pas de leçon ! »
Its’hak Rabin, lui aussi, aura quoi dire, venant au secours de l’honneur bafoué des kibboutzim :
« …Sans les kibboutzim, l’État hébreu n’aurait pas pu être ce qu’il est devenu. Spécialement dans le domaine des implantations et de la sécurité. Sans eux, le pays aurait été différent et moins bien. »
Le ‘haver knesset Michael Bar Zohar, quant à lui, dira : « Rav, vous vivez. Mais beaucoup des fils des kibboutzim sont morts. Ceux-là mêmes dont vous semblez remettre en question l’appartenance au judaïsme n’ont pas eu le mérite d’arriver à votre grand âge. Ils sont morts pour que vous, vos enfants, vos proches puissiez vivre, alors que vous n’avez pas d’armes et ne voulez pas en avoir. »
Mais ce qui est intéressant dans toutes ces réactions, plus outrées et cinglantes les unes que les autres, est le fait qu’aucune, absolument aucune, ne répond au Rav.
Ils esquivent tous la question de leur identité juive, et à la place, ils répondent par leur fidélité à l’identité « israélienne ».
Acculés à la question piège, incapables d’y répondre, ils cherchent une bouée de sauvetage vers des rivages sûrs, ceux de leur « tsabariout » – israélienneté – qui aurait comme par magie remplacé 3000 ans de Torah.
Car le Rav réveille une problématique lancinante, occultée, parce qu’elle mène à des conclusions qui s’imposent, mais que l’affect refuse.
Un certain narratif israélien pur et dur, celui des pères fondateurs du sionisme laïc (bien que même eux se considéraient comme juifs avant tout), a raconté depuis la création de l’État que la « religion juive » et sa pratique étaient devenues facultatives depuis notre nouvelle installation en Israël.
Mais l’absurde de cet axiome tient en cela : l’État hébreu n’a été voulu, fondé, espéré, souhaité, rêvé que pour être la maison du peuple juif et le protéger, lui permettre, à l’abri du danger, d’être juif, pleinement.
Si la Terre d’Israël devient un but en soi, où le principal souci sera de la travailler, la labourer, lui dédier des chansons d’amour, la faire prospérer – combien merveilleux…mais on aura raté l'essentiel.
Et si cette question, « en quoi êtes-vous juifs ? », réveille un malaise identitaire abyssal chez l’Israélien laïc, c'est parce qu'il ne peut y répondre qu’en remettant en question le système éducatif dans lequel il a grandi.
Et pour cela, il faut un sacré courage et une grande dose de bonne foi… !
Encore un mot.
Les habitants du kibboutz Ein 'Harod étaient également devant leur petit écran ce 26 mars, lorsque Rav Shakh a parlé. Et son discours les a touchés. Profondément. À tel point qu’ils ont repensé toute leur approche et sont revenus au judaïsme authentique et à la pratique.
« Il n’y a pas un autre peuple comme le Tien, D.ieu d’Israël ! »





