Notre génération a eu le mérite d’avoir été guidée par le Rav ‘Haïm Kanievsky, qui fut lui-même le fils d’un grand Maître, Rabbi Ya’akov Kanievsky, qu’on appelait le « Steipeler ». Ce dernier était un Gadol Hador incontesté (un grand Maître dirigeant sa génération), géant dans la Torah et Tsadik hors pair qui a marqué le monde juif de la fin du vingtième siècle par ses actions et sa personnalité. Il est décédé le 23 Av 5745.

Si le père comme le fils furent de grands savants en Torah, ils étaient bien différents dans le caractère : Rav ‘Haïm était un homme souriant, doux et de contact facile, alors que son père était connu pour sa fermeté, son esprit de rigueur, qui n’hésitait pas à rabrouer celui qui essayait de le tromper, et inspirait crainte à tout visiteur. Mais tout cela n’était que de l’apparence comme j’ai pu moi-même en faire l’expérience, à deux occasions différentes.

J’avais fait un séjour en Yéchiva en Israël interrompu par une longue période en France ; en revenant en Terre Sainte, l’une de mes premières préoccupations fut de revoir ce grand Rav qui m’avait tant marqué. Mais je n’avais pas vraiment de question à lui soumettre et ne pouvait le déranger sans raison. Au bout de quelques jours, je me suis enfin trouvé une question qui me semblait digne d’être posée. Je l’ai écrit sur une feuille de papier (le Rav était un peu sourd d’oreille), et lui ai présenté mon “problème”. Il prit le Petek (le papier), le lut à peine et, en le tenant par le bout de ses doigts, le jeta parmi les autres papiers déjà lus qui s’amoncelaient sur sa table sans émettre la moindre parole. J’étais très surpris et lui ai demandé quelle était sa réponse. Il me répondit qu’il n’entendait rien, et je compris de l’expression de son visage que la visite était terminée. Je sortis très contrarié et touché dans mon orgueil.

Trois mois plus tard, je fus confronté cette fois à un vrai problème qui me travaillait et je suis allé lui demander conseil. Il me dévisagea quand je lui tendis mon écrit et me demanda de m'asseoir avec beaucoup d’affabilité. Puis, il se mit à lire mon texte minutieusement mot par mot, y réfléchit, et me dit ce qu’il en pensait en m’appelant “Talmid 'Hakham” et en me donnant l’impression (délicieuse...) de faire partie de l’élite des étudiants en Torah. Puis il me bénit en me souhaitant beaucoup de réussite ! Cet accueil était à l’opposé du précédent, mais en réalité, seuls moi - et lui ! - savions que cette fois le problème en était vraiment un. 

Quatre mois avant son décès, j'allai à nouveau le rencontrer. Là aussi, je me trouvais devant un vrai dilemme, et la décision que je devais prendre, quelle qu’elle soit, allait obligatoirement être douloureuse. Je fis la queue devant sa porte parmi de nombreuses autres personnes, et au moment où arriva mon tour, un homme rustre, sans manières, se plaça devant tout le monde en faisant fi de la file d’attente. Il rentra presque de force et c’est alors qu’on entendit de la pièce où le Rav recevait, les grondements de la voix du Steipeler qui manifestait son mécontentement. Le visiteur en ressortit déconfit, et ce fut mon tour.

Je pénétrai dans la pièce anxieux car il semblait que ce n’était pas le bon jour pour le déranger. Mais non, le Rav n’avait aucune expression de colère sur son visage et se mit à lire mon mot paisiblement. Lorsqu’il me répondit, je fus surpris car je décelais dans la formulation de sa réponse une pointe d’humour, ce qui ne ressemblait ni au Rav, ni à l’ambiance du moment, puisqu’il venait de remettre en place un visiteur. Je le dévisageai et je me rendis compte que lui aussi attendait de voir ma réaction. Lorsque je souris, il laissa éclater un rire, le visage radieux, et c’est ainsi que je le quittai.

Le Rav avait comprit les sentiments qui me tiraillaient et avait voulu me donner de la Sim’ha devant la difficile décision que je devais prendre. Quant au visiteur effronté, le Steipeler ne s’était jamais énervé contre lui, mais avait voulu tout simplement lui faire comprendre que son attitude n’était pas acceptable. Intérieurement, il était le même, rempli de Ahavat Israël, et c’est seulement extérieurement qu’il adaptait la réaction qui s’imposait par rapport à son interlocuteur et à son comportement.

J’ai d’ailleurs compris de là que même lors de ma première visite, alors que j'avais cherché une “excuse” pour le rencontrer, il avait décelé très subtilement mes vraies motivations, et ne voulant pas que je me trompe sur moi-même en m'inventant des problèmes qui n’en étaient pas, me l’avait bien fait sentir. 

Ces expériences m’accompagnent jusqu'à aujourd’hui et laissent leurs empreintes profondément dans mon être. Finesse, connaissance profonde de l’âme de l’homme, intuitivité, bonté et réaction au millimètre près, sont quelques-unes des caractéristiques que j'ai pu voir chez cet homme hors du commun que j’ai eu la chance de rencontrer à plusieurs reprises. 

Que son souvenir soit une bénédiction.