« Derekh Eretz kadema la Torah » « le savoir-vivre précède la Torah ». Ces mots de notre tradition posent d’emblée l’enjeu qui se présente devant chaque homme : conjuguer la rectitude morale avec l’étude et la pratique de la Torah.

En effet, l’homme n’est pas quitte de ses obligations vis-à-vis de D.ieu en accomplissant scrupuleusement la halakha de manière technique. Celle-ci est nécessaire, certes, nul ne peut en faire l’économie au motif que son cœur serait naturellement « pur », mais elle n’est pas suffisante. Elle doit être accompagnée, précédée pour reprendre les mots de nos Sages, par un travail exigent sur soi, sur ses dispositions morales, et notamment son rapport à autrui.

C’est ainsi que R. Hayim Vital a pu affirmer « Un mauvais caractère est bien pire qu’un péché », et de nous rappeler les mises en garde de nos Sages contre certains défauts dans le caractère, incompatibles avec l’esprit de la Torah « Tu comprends maintenant le sens des paroles des Sages : « celui qui se met en colère pratique en fait l’idolâtrie » ; « celui qui s’enorgueillit nie Le Tout… il mérite qu’on le déracine comme un arbre d’idolâtrie… il ne se réveille pas à la Résurrection des morts » ; « La Torah ne se trouve que chez celui qui ne se laisse pas aller à la colère ». Néanmoins, celui qui possède de mauvais traits de caractère – la colère, la recherche des honneurs, la haine de celui qui est plus grand que lui… - mais qui en étudiant la Torah et en appliquant les Mitsvot les contrôle, devient alors un juste… ». (rapporté par R. Y. Brand)

Aussi, en ce début d’année, en reprenant à nouveau avec l’aide d’Hachem l’étude des livres de la Torah, il peut être utile de rechercher, au fil de la Parasha, les enseignements susceptibles de nous aider dans ce chemin exigent mais essentiel.

Car, ne l’oublions pas, la finalité de la Torah est notamment de parvenir au « tikoun hamidot » « la réparation, le raffinement constant de ses qualités morales ». C’est à cette étude que nous souhaitons, avec l’aide d’Hachem, et à notre modeste mesure, nous intéresser cette année.

Parmi les personnages qui ont marqué l’humanité par leur stature morale extraordinaire, le patriarche Abraham occupe une place de choix. Il incarne la figure de l’homme « bon » par excellence, du « hessed », aussi bien vis-à-vis de D.ieu que vis-à-vis des hommes. La bonté qu’il a prodiguée était absolue, elle lui a permis notamment de susciter l’admiration, la fascination, et bien-sûr l’attachement de nombreux de ses contemporains.

La bonté est un concept trop large pour se laisser appréhender de manière frontale, mais elle peut se se subdiviser en différentes vertus, et notamment celle qui va nous intéresser cette semaine : la « nédivout » que l’on peut traduire comme « une générosité, une noblesse du cœur ».

Les Sages du Talmud (Traité Haguiga 3.a) nous enseignent ainsi que Abraham est appelé « nadiv », l’homme au cœur bon, au cœur noble, qui est parvenu à ramener sous les ailes de la providence divine nombre de ses contemporains qui évoluaient alors dans un monde idolâtre. C’est ainsi que le Roi David a pu écrire « Les nobles des peuples se rassemblèrent, le peuple du D.ieu d’Abraham » (Psaume 47.10)

Abraham, et les guerim (prosélytes, convertis) qui rejoignent la croyance en un D.ieu unique, et se conforment à Ses prescriptions, partagent donc cette même qualité de « nedivout » « noblesse du cœur ».  Essayons de comprendre plus précisément comment elle fonctionne ?

Lorsque la Torah évoque les offrandes que le peuple doit apporter pour construire le sanctuaire, D.ieu n’impose pas un formalisme particulier à ces offrandes, mais il réclame simplement que chacun apporte « asher yidévénou libo » (Exode, 25.2) « ce que son cœur le pousse spontanément à donner », le produit de la générosité naturelle de chacun.

La vertu de « nédivout » semble donc être le contraire de la mesquinerie, ou de l’étroitesse aussi bien matérielle que spirituelle. Le « nadiv » est celui qui est capable de s’ouvrir vers l’extérieur, de sortir des limites étroites de son être, pour s’interroger sur ce qui le dépasse, promener sur la nature et le monde, un regard bienveillant et reconnaissant pour tout le bien dont le monde est porteur.

C’est précisément cette ouverture d’esprit conjuguée à une humilité et une bienveillance naturelle qui donne à l’homme l’intuition de la transcendance, et le rapproche naturellement du Créateur.

Cette vertu est requise bien souvent dans l’accomplissement des mistvot qui requièrent de savoir mettre de côté ses préoccupations matérielles personnelles pour accomplir la volonté de l’Eternel.

Abraham qui accepte quitter son pays, sa maison, pour suivre l’ordre de D.ieu, et qui s’attache à faire découvrir l’existence de D.Ieu à ses contemporains, en laissant derrière lui tout le confort matériel que pouvait lui offrir sa vie antérieure, incarne parfaitement cette « nedivout », cette « noblesse », cette « générosité ». Il ne se laisse pas enfermer dans les limites étroites de son être mais prend part à la « grande aventure » de la vie avec joie et bonté.

Et nos Sages, de nous dire, que c’est cette même vertu qui animait les pèlerins qui se rendaient au Beth Hamikdash lors des fêtes de pèlerinage, laissant derrière eux leur vie et leurs affaires personnelles (Sefat Emet, Haguiga 3.a). Et probablement en est-il de même de tous ceux qui trouvent la force et l’énergie d’accomplir une mitsva dans la « joie », en se détachant de toute considération ou logique personnelle. Lorsqu’un homme agit « leshem shamayim », de manière désintéressée, il rejoint précisément cette vertu de « nedivout » « noblesse de cœur » qui ne restreint pas l’homme au pré carré de son intérêt personnel mais élargit les frontières de son cœur afin de rechercher un bien supérieur : l’amour de son prochain, et la proximité avec l’Eternel.

Le livre « Ma’alot ha Midot » nous rappelle que celui qui cultive cette vertu de « nedivout », « grâce », « noblesse » suscite spontanément l’affection et l’attachement de ceux qu’il fréquente. En effet, il associe les vertus de bonté, humilité, sens du compromis, affabilité. Il émane de sa personne une joie naturelle, et un sentiment d’apaisement, de quiétude. Il est convaincu que l’Eternel agit pour le bien, qu’Il attribue à chacun ce qui est le mieux pour lui, et que, dès lors, il incombe à l’homme simplement d’être bon avec autrui et fidèle à Hachem.

La rancune, et la vengeance lui sont étrangères. Elles n’ont aucun sens, à ses yeux. « Il prête à celui qui a refusé de lui préter, et il sait comment rapprocher ceux qui semblent s’éloigner » (Ma’alot Ha Midot). Sa bonté et sa noblesse naturelle constitue une formidable force d’attraction des âmes.

Cette disposition d’esprit ne s’acquiert qu’en se pratiquant. L’homme ne peut être qualifié de « nadiv » s’il reste dans les limites de son esprit et de sa méditation solitaire. Il le devient en agissant dans le monde, que ce soit par un sourire accordé à tous ceux qui le croisent, par une parole apaisante, réconfortante, réjouissante, ou bien par toutes les formes de générosité matérielles que l’on peut déployer.

En effet, comme nous l’enseigne le Rav Dessler, « l’homme croit qu’il donne à ceux qu’il aime, alors qu’en réalité, il aime ceux à qui il donne ». A travers les petits gestes et les petites attentions qu’il fait pour autrui, l’homme parvient à briser tous les calculs du yetser hara’ (mauvais penchant) qui souhaiterait m’éloigner de mon prochain. A travers une salutation souriante, une parole douce, une petite aide matérielle, je replace autrui dans son humanité, je témoigne de sa dignité, de ma sollicitude à son égard. Et nous réalisons alors que nous sommes frères. Nul n’y reste indifférent.

Le « nadiv » , « noble et généreux de cœur », fait ainsi éclore l’humanité de ses semblables, à l’image d’Abraham.

Comme l’observe André Comte-Sponville dans Le petit traité des grandes vertus, la générosité ne vient généralement jamais seule. Elle accompagne tantôt le courage et se nomme « héroïsme », elle accompagne tantôt la justice et se nomme « équité », mais lorsqu’elle s’accompagne de douceur, comme pour Abraham avinou, elle porte alors son plus nom : la « bonté ».

Et, à propos de cette dernière, écoutons ces mots merveilleux de Rav Dessler : « Donner est le propre de celui qui est heureux de son sort. Sa joie est celle de la quête spirituelle qui estompe toute autre recherche. Il est comme un fleuve qui déborde partout sous l’afflux de ses eaux vives. Son cœur s’élargit aux dimensions de son bonheur, il veut y faire baigner tous ceux qu’il aime. De cette plénitude de joie et de bonheur découlent le don de soi et l’amour ». (Mikhtav Me Eliahou, Le discours sur la bonté)