« Puis, vous compterez chacun, depuis le lendemain de la fête, depuis le jour où vous aurez offert l'ômer du balancement, sept semaines, qui doivent être entières; 16 vous compterez jusqu'au lendemain de la septième semaine, soit cinquante jours, et vous offrirez à l'Éternel une oblation nouvelle. » (Lévitique, 23, 11-16). Ces mots de la Paracha de cette semaine ont fixé le cadre de la période que nous vivons depuis le deuxième jour de Pessa’h : le compte des 49 jours du ‘Omer qui séparent la fête de Pessa'h de celle de Chavou'ot.

Parmi les différentes explications données par nos Sages pour expliquer ce commandement de compter les jours du ‘Omer, mentionnons celle du Séfer Ha’hinoukh qui propose de voir dans ce décompte le symbole d’une attente fiévreuse vers un jour ardemment désiré, celui du don de la Torah.

Durant ces cinquante jours qui séparent Pessa’h de Chavou'ot, l’homme va passer d’un statut d’impureté profonde, celle de l’esclavage et de l’idolâtrie égyptienne, aux plus hauts sommets de la « sainteté », le jour de la réception de la Torah. 

Le peuple Juif va alors subir une véritable alchimie spirituelle qui transmute le plomb en or, et la boue de l’esclavage en or du don de la Torah. C’est cette même alchimie qui va transformer symboliquement l’orge (symbole de la nourriture animale) de l’offrande du 'Omer, le deuxième jour de Pessa’h, en blé pour fabriquer les deux pains (symboles de la nourriture humaine) offerts à Chavou'ot, cinquante jours plus tard. 

Le compte du 'Omer est donc tout d’abord porteur d’un espoir profond dans les ressources de l’homme et sa capacité à s’élever spirituellement. Comme l’explique le Rav Yaakov Galinsky dans son ouvrage Véhigadeta, cet espoir est incarné notamment par l’image du « balancement », c’est-à-dire de l’élévation, qui commence « au lendemain de la fête ». La « fête » en question ici est la sortie d’Egypte, la libération de l’esclavage égyptien. Cette liberté n’est pas une fin en soi, elle n’a de valeur que dans le « balancement », « l’élévation » qui va l’accompagner grâce au travail de construction intérieure qui doit démarrer immédiatement.

Ce travail exige de l’homme une capacité à se projeter vers l’avenir, à vouloir bâtir le futur, même dans des conditions difficiles à l’image des Bné Israël cheminant dans le désert. 

C’est précisément là une des idées fortes du compte du 'Omer : la Torah n’est pas donnée de manière inconditionnelle à l’issue d’une période de cinquante de jours, elle sera donnée à condition d’avoir « compté » cinquante jours, c’est-à-dire d’avoir fait de chacun de ces jours la pierre d’un édifice intérieur, d’avoir franchi chaque jour une étape dans la construction de son être, et dans l’amélioration de ses qualités morales.

A travers le processus qui mène les enfants d’Israël jusqu’au pied du Mont Sinaï à Chavou'ot pour y recevoir la Torah, notre tradition nous invite à comprendre que chaque jour est l’occasion de bâtir l’avenir, de préparer le futur. C’est d’ailleurs ce qui caractérise la sagesse selon les Maîtres du Talmud qui répondent à la question « Qui est l’homme sage ? » par la réponse suivante : « Celui qui voit le futur ! » (Traité Tamid 32a), c’est-à-dire celui qui est capable de se projeter en avant et de poser aujourd’hui les jalons de son épanouissement de demain.

 Rav Galinksy propose d’illustrer cette idée par une anecdote qu’il a vécue personnellement quand il était prisonnier dans un camp de « travail » en Sibérie. Ce camp rassemblait des opposants de toute sorte à l’idéologie communiste, et notamment des juifs religieux, ainsi que de hauts gradés de l’armée lituanienne. Alors que Rav Galinsky se levait de bonne heure pour prier, il surprit un de ces généraux lituaniens réveillés de très bonne heure. Il l’observa et fut fort intrigué par son comportement. En effet, après avoir épié à droite et à gauche que personne ne le regardait, le général sortit très rapidement de son sac un uniforme de général, l’enfila et se mit au garde à vous comme s’il dirigeait une unité. Puis, aussi rapidement qu’il l’avait enfilé, il retira son uniforme et le rangea. 

Intrigué par cette scène surréaliste, Rav Galinsky se débrouilla pour marcher près de ce prisonnier et se permit de l’interroger sur les raisons de son attitude. Le général lui expliqua alors son attitude : « Avant d’être prisonnier, j’étais un général très respecté de l’armée lituanienne, je dirigeais de nombreux soldats. Aussi, pour me souvenir de ma valeur, de mes mérites, et préserver ma dignité, au petit matin, j’enfile mon uniforme et je m’imagine en train de diriger une unité ».

Cet homme vivait un moment d’humiliation, de déchéance mais il n’avait pas perdu espoir, et il ménageait l’avenir en entretenant dans son for intérieur sa dignité et l’image qu’il avait de lui-même. Il gardait espoir dans ce « lendemain » qui substituera la lumière à l’obscurité, la liberté à l’enfermement. Pour y parvenir, il faisait en sorte que chaque jour passé soit une pierre de construction pour son futur.

Cette année, le compte du ‘Omer, se double d’un autre compte pour de nombreuses communautés juives à travers le monde : le compte des jours de confinement, ou de ceux qui restent avant le « déconfinement », certes toujours relatif à ce jour. 

Pour chacun, la question se pose du « lendemain », du « jour d’après » : A quoi ressemblera-t-il ? Après cette tempête, nos vies seront-elles les mêmes que dans le passé ? Ou bien, connaîtront-elles un nouveau départ ?

D’un point de vue extérieur, il est probable que nos vies connaîtront des changements, de nouveaux aménagements. Mais là n’est pas l’essentiel. Chacun l’a bien compris, l’enjeu fondamental concerne nos vies intérieures, nos constructions personnelles, et notre relation au Maître du monde.

A l’image de ce général lituanien qui se souvenait de sa vie passée, souvenons-nous de la liberté que nous avions précédemment et mesurons toutes les Mitsvot qu’elle nous permettait de réaliser : participer à des offices en Minyan, rendre visite à des malades pour les soutenir, nous réunir en famille… En réfléchissant sur le sens de la liberté dont nous disposions et ce que nous pouvons accomplir de plus beau grâce à elle, nous serons en mesure de nous préparer au « jour d’après » et en faire un nouveau départ. 

Nous ne savons pas comment D.ieu s’adresse à nous mais il est bien souvent dans la vie religieuse des « hasards » qui sont troublants et qui méritent d’être médités. 

A cet égard, un des sujets du Daf Hayomi de cette semaine était particulièrement interpellant. En effet, les maîtres du Talmud nous rapportent un incident qui s’est produit alors qu’un décret avait condamné les Juifs à se réfugier dans une caverne pour continuer à faire les Mitsvot. Toutefois, dans cette caverne, un mouvement de panique, provoqué par une erreur d’interprétation suite à un bruit venant de l’extérieur, a conduit les hommes qui y étaient cachés à se bousculer les uns les autres causant, nous disent nos Sages, plus de victimes que le décret n’en aurait causé lui-même.

Evidemment les contextes sont fort différents, mais le fait est que, parmi tous les sujets susceptibles d’être abordés dans une page de Talmud, on évoque la providence a voulu que nous étudions une situation de confinement, les angoisses suscitées par celles-ci et les dangers qui peuvent menacer la sécurité de l’homme.

Il est acquis pour tous, espérons-le, que notre tradition exhorte à chacun à être extrêmement vigilant à sa santé, à redoubler de précaution et à rester très scrupuleusement confiné chez lui tant que la menace guette à l’extérieur. « Quand la peste frappe, reste à l’intérieur » nous rappelle Rav Asher Weiss au nom du traité Baba Kama, 60. 

Toutefois, cette vigilance doit s’accompagner d’un travail éthique sur soi, sur sa relation à l’Eternel et sa relation à l’autre. 

A défaut de l’accomplir, l’homme peut se condamner à vivre dans une instabilité psychologique dangereuse qui le fait voguer au gré de ses émotions et de ses angoisses. Chacun est invité à prendre conscience de sa dépendance à l’égard du Maître du monde, mais aussi de Sa bienveillance qui protège l’humanité et cherche à donner le meilleur à chacun. Comme le recommande le Roi David, l’homme doit imaginer que l’Eternel lui tient la main droite et l’accompagne partout durant sa vie. Il n’est pas ballotté au gré des hasards de la vie mais il est guidé par la providence divine. Ainsi, l’homme peut-il espérer atteindre le « Yichouv Hada’at Véménou’hat Hanéfech » « l’apaisement de l’esprit et de l’âme » tant valorisé dans notre tradition.

Enfin, l’homme doit travailler et raffiner sa relation à son prochain. A défaut, chacun pourrait devenir une menace pour l’autre à l’image de ces hommes, confinés certes, protégés de la menace extérieure, mais qui n’ont pas vu venir une menace virulente, celle de l’intérieur qui les a amenés à se bousculer et s’écraser les uns les autres. Cet enseignement prend un relief encore plus fort durant cette période du 'Omer où nous commémorons une épidémie qui frappa les élèves de Rabbi Akiva en raison du manque de respect qu’ils se témoignaient mutuellement. 

Cette période inédite que nous vivons nous invite ainsi à pénétrer dans notre intériorité afin de travailler notre relation à D.ieu et notre relation aux hommes, afin de prendre conscience de certaines réalités qui échappent à notre perception dans le cours normal de la vie et qui sont mises en lumières par ces périodes de rupture. 

Le travail que nous accomplissons chaque jour, à la faveur de chaque petite décision, de chaque prise de conscience, de chaque résolution, à l’image du décompte quotidien du 'Omer, contribuent à façonner nos vies de « demain » et à nous donner les moyens de dévoiler toutes les richesses que nous portons en nous.

Puisse l’Eternel apporter la Réfoua Chéléma à tous les malades, nous permettre d’être rapidement libérés de cette épidémie et de pouvoir bâtir nos vies de demain de la plus belle manière !